Le mariage sous L'Ancien Régime
Philogame et Antigame,
ou,
LES AGRÉEMENS
ET
LES CHAGRINS
DU
MARIAGE.
Nouvelle Galante.
Dediée aux Dames.
L'empreinte de la Bibliothèque royale, à la droite de laquelle
il y a une vignette qui consiste en un vase encadré par des fleurs
A PARIS,Chez GABRIEL QUINET, au Palais,
dans la Grand' Salle, au troiſieme pilier
vis-a-vis la porte de la Grand' Chambre,
à l'Ange Gabriël.
Filet simple.
M. DC. XCII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Écrit à la main : Y2 1909-1911, cote de la BnF.
Bandeau fleuri.
AUX DAMES.
Lettrine "M" fleurie. MESDAMES,
Je ne puis me diſpenſer de
vous offrir ce Livre, puiſque
c'eſt vous qui par vos manieres
tendres & fidelles faites trou-
ver des agreemens & des plai-
ſirs dans le Mariage, ou qui
par vos bizarreries & vos tra-
hiſons y faites naiſtre des cha-
grins & des peines. Cet ou-
vrage apparemment ne ſera pas
de voſtre sexe ; les Coquettes
n'y trouveront pas leur compte,
parce qu'il découvre les artifices
dont elles ſe ſervent pour ſur-
prendre la bonne foy des Hom-
mes, & leur apprend en meſme
temps à s'en garentir ; Mais je
ſuis perſuadé qu'il ne déplaira
pas aux vertueuſes ; Elles y
paroiſſent avec avantage ſous
le nom de Sophronie, & s'y
attirent autant d'honneur & de
gloire que les autres de honte
& de mépris : Que m'importe
de meſnager des perſonnes indi-
neſte homme ; Il me ſuffit de
faire connoiſtre la conſideration
que j'ay pour celles dont la con-
duite prudente & ſage merite
l'eſtime de tout le Monde, &
c'eſt auſſi de celles-là ſeules dont
je pretens me dire,
vous offrir ce Livre, puiſque
c'eſt vous qui par vos manieres
tendres & fidelles faites trou-
ver des agreemens & des plai-
ſirs dans le Mariage, ou qui
par vos bizarreries & vos tra-
hiſons y faites naiſtre des cha-
grins & des peines. Cet ou-
vrage apparemment ne ſera pas
AVX DAMES.
du goût de toutes les perſonnesde voſtre sexe ; les Coquettes
n'y trouveront pas leur compte,
parce qu'il découvre les artifices
dont elles ſe ſervent pour ſur-
prendre la bonne foy des Hom-
mes, & leur apprend en meſme
temps à s'en garentir ; Mais je
ſuis perſuadé qu'il ne déplaira
pas aux vertueuſes ; Elles y
paroiſſent avec avantage ſous
le nom de Sophronie, & s'y
attirent autant d'honneur & de
gloire que les autres de honte
& de mépris : Que m'importe
de meſnager des perſonnes indi-
AVX DAMES.
gnes de l'attachement d'un hon-neſte homme ; Il me ſuffit de
faire connoiſtre la conſideration
que j'ay pour celles dont la con-
duite prudente & ſage merite
l'eſtime de tout le Monde, &
c'eſt auſſi de celles-là ſeules dont
je pretens me dire,
MESDAMES,
Le tres humble, & le tres-obéiſſant
Serviteur,
J.D.D.C.
Le tres humble, & le tres-obéiſſant
Serviteur,
J.D.D.C.
Bandeau fleuri.
AU LECTEUR.
Lettrine fleurie.
LES noms de Philo-
game & d'Antiga-
me vous paroiſtront
ſans doute peu communs &
peut-eſtre rudes, ils ſont ti-
rez des mots Grecs qui ex-
pliquent les perſonnes que
chacun d'eux repreſente ;
Philogame & Antigame
parlent pour & contre le
Mariage. Philogame veut
dire, j'aime le Mariage, du
Grec -----, & Antiga-
me vient de ------, qui
ſignifie contre le Mariage ;
& pour ſatisfaire ceux qui ne
ces ſortes de noms étrangers
qui pouroient leur paroiſtre
barbares, je les ay expliquez
en nommant ce Livre Les
Agréemens & les Chagrins du
Mariage. Peut-eſtre que cet
Ouvrage ne paſſera que
pour une galanterie & un
jeu d'eſprit, cependant il
peut eſtre de quelque utilité ;
la converſation de Philo-
game & d'Antigame inſpi-
rent les ſentimens de dé-
fiance que nous devons
avoir du cœur humain, &
qu'il ne faut pas s'engager
dans le Mariage par le ſeul
toire de Syngamis & d'Aga-
mis, Sophronie découvre les
manieres dont une honneſte
Femme ſe doit ſervir pour
retirer ſon Mary du liberti-
nage, & ſe l'engager d'avan-
tage : Scortine nous y avertit
qu'il ne faut jamais avoir de
confiance à une Fille qui eſt
dans le deſordre. Enfin la
vie & la mort de Syngamis &
d'Agamis nous apprennent,
qu'autant qu'un Homme ſa-
ge & bien reglé vit heureux
& meurt content, autant
un débauché vit inquiet &
meurt malheureux.
game & d'Antiga-
me vous paroiſtront
ſans doute peu communs &
peut-eſtre rudes, ils ſont ti-
rez des mots Grecs qui ex-
pliquent les perſonnes que
chacun d'eux repreſente ;
Philogame & Antigame
parlent pour & contre le
Mariage. Philogame veut
dire, j'aime le Mariage, du
Grec -----, & Antiga-
me vient de ------, qui
ſignifie contre le Mariage ;
& pour ſatisfaire ceux qui ne
AV LECTEVR.
s'accomoderont point deces ſortes de noms étrangers
qui pouroient leur paroiſtre
barbares, je les ay expliquez
en nommant ce Livre Les
Agréemens & les Chagrins du
Mariage. Peut-eſtre que cet
Ouvrage ne paſſera que
pour une galanterie & un
jeu d'eſprit, cependant il
peut eſtre de quelque utilité ;
la converſation de Philo-
game & d'Antigame inſpi-
rent les ſentimens de dé-
fiance que nous devons
avoir du cœur humain, &
qu'il ne faut pas s'engager
dans le Mariage par le ſeul
AV LECTEVR.
eſpoir du plaiſir : Dans l'Hiſ-toire de Syngamis & d'Aga-
mis, Sophronie découvre les
manieres dont une honneſte
Femme ſe doit ſervir pour
retirer ſon Mary du liberti-
nage, & ſe l'engager d'avan-
tage : Scortine nous y avertit
qu'il ne faut jamais avoir de
confiance à une Fille qui eſt
dans le deſordre. Enfin la
vie & la mort de Syngamis &
d'Agamis nous apprennent,
qu'autant qu'un Homme ſa-
ge & bien reglé vit heureux
& meurt content, autant
un débauché vit inquiet &
meurt malheureux.
PHILOGAME
Bandeau fleuri.
PHILOGAME
ET
ANTIGAME,
OU
LES AGRÉEMENS
ET
LES CHAGRINS
DU MARIAGE.
NOUVELLE GALANTE.
Première Partie.
Lettrine fleurie.ANtigame n'euſt
pas plûtoſt apris
que Philogame
ſon amy eſtoit ſur le
courut à ſon logis,
il l'y trouva ſeul avec
l'Abbé Sophin : Vos
amis, luy dit-il, vien-
dront ſans doute ſe ré-
joüir avec vous de ce
que vous vous mariez ;
& moy, je viens vous dire
que j'en ſuis au deſeſpoir,
malheureux que vous
eſtes, dans quel abiſme
de peines & de chagrins
allez-vous vous jetter,
vous marié, continua‑
t'il, quel peché avez‑
de maux qui vous vont
accabler, vous engager
toute vôtre vie à la meſ-
me perſonne, ſans pou-
voir jamais changer,
qu'elle devienne chagri-
ne, laide, vieille, infi-
delle, il faudra mourir
attaché avec elle, ou en
venir à des extrémitez
ſcandaleuſes. Mais vous
qui parlez, repartit Phi-
logame, d'un air froid &
penſif ; N'avez-vous
pas eſté marié, & vive-
mort de voſtre femme ?
Ce que vous dites eſt
vray, reprit Antigame ;
cependant je n'ay ja-
mais tant ſouffert que
les deux années que
j'ay paſſées avec elle.
Cela ſe peut-il dire,
repliqua Philogame,
vous l'aimiez, elle vous
aimoit, elle eſtoit jeune
& belle, elle avoit de
l'eſprit, de la qualité, &
du bien : Pourquoy donc
n'eſtre pas heureux ?
reprit Antigame, mais
je ſuis perſuadé que
quelque aimable que ſoit
une fille, & que quel-
que tendreſſe que l'on
ait pour elle ; eſt-on de-
venu ſon époux, le cœur
paſſe bien-toſt de l'amour
à l'indifference, & tres‑
ſouvent de l'indifferen-
ce au dégoût. D'où
vient cela ? repliqua Phi-
logame. J'ay de la peine,
interrompit Antigame,
à en penetrer la verita-
qu'en voyant une fem-
me tres-ſouvent, & de
plus prés, nous n'y ren-
controns plus ce merite,
& ces attraits dont nous
eſtions charmez, peut‑
eſtre que le cœur ne
s'accommode pas d'une
poſſeſſion ſi tranquille,
ou peut-eſtre qu'enfin le
commerce frequent des
ſens en éteint la viva-
cité. Vous outrez ter-
riblement les choſes,
interrompit Philogame,
l'honneſteté & de l'eſprit
n'épouſe pas une femme
qu'il ne luy connoiſſe de
la vertu & du merite,
ainſi plus il l'a voit de
prés, plus il y découvre
de belles qualitez, &
plus il eſt ſatisfait de ſon
choix : il ſe fait un de-
voir, & une douce ha-
bitude de l'aimer ; elle
luy fournit mille plaiſirs
innocens ; elle le tire de
la débauche avec des
voluptez legitimes ; elle
fans, qu'elle éleve avec
tendreſſe ; elle le ſuit
dans ſes adverſitez com-
me dans ſa bonne for-
tune ; enfin c'eſt une
Compagne fidelle, qui
ne l'abandonne point juſ-
qu'à la mort. Comment
connoiſtre une femme
avant que de l'épouſer,
interrompit d'un ton
railleur Antigame, les
femmes ſont incompre-
henſibles, les plus fins,
& les plus penetrans y
parlent & n'agiſſent ja-
mais de bonne foy, il
n'y a dans leurs actions
que déguiſemens ; &
qu'artifice ; elles chan-
gent ſans raiſon, nulle
ſolidité dans leur eſprit,
ny dans leur cœur ; leur
beauté n'eſt pas à l'é-
preuve d'une petite fié-
vre, ny leur vertu du
moindre intereſt, ou du
moindre plaiſir ; quant
elles ſe marient, elles
n'ont en veuë le plus
amour aveugle & dére-
glé pour leur Mary qui
paſſe en peu de temps
en changeant d'objet ;
une ambition, & une
vanité inſupportable, ou
un intereſt bas & ſordide,
voila ce qui les occupe :
Cependant vous voulez
qu'un mary ſe faſſe une
douce habitude d'aimer
une femme avec ces dé-
fauts, parce qu'il l'a é-
pouſée ; croyez-moi le
cœur eſt trop libertin
ſortes de loix : De pré-
tendre qu'une femme
puiſſe retenir ſon mary
par les plaiſirs des ſens,
quelle apparence, elle
n'a pour luy que des
plaiſirs fades & inſipi-
des, ſi le mary a du pen-
chant à l'incontinence,
elle ſert tout au plus à
nourrir des feux qu'il
va le plus ſouvent étein-
dre ailleurs ; belle ſatis-
faction d'avoir inceſſam-
ment à ſes côtez une
ne ſent que du dégoût,
ou du moins de l'indiffe-
rence, une avare & une
imperieuſe qui critique
juſques au moindres de
vos actions, ou une inno-
cente qui vous deſole par
ſes faux raiſonnemens,
ou une coquette, une
ambitieuſe, & une joüeu-
ſe qui vous deſeſpere
par la dépenſe qu'elle fait ;
ne vous y trompez pas,
il n'y a gueres de femmes
qui n'en ſoient logées là,
barras, & quelle peine
n'a-t'on point à les éle-
ver, à combien d'infirmi-
tez & de maladies ſont‑
ils ſujets, & quand ils
ſont grands, quelle in-
quietude pour les pouſ-
ſer dans le monde ; ce
ſont quelquefois des fai-
neants, des débauchez,
des dénaturez, des pro-
digues, des emportez &
des joüeurs ; enfin des
creanciers inhumains qui
enlevent voſtre bien, &
d'en pouvoir donner à
vos plaiſirs. Pourquoy
donc, repliqua Philoga-
me, tout le monde ſe
marie-t'il, ſi cette con-
dition eſt ſi fâcheuſe.
Les uns, répondit Anti-
game, par des motifs
de Religion, les autres
parce que tout le monde
ſe marie ſans examiner
le reſte. Vous vous
trompez, reprit Philo-
riage ne ſont point ſi
fâcheuſes que vous le di-
tes, ny toutes les fem-
mes auſſi terribles que
vous voulez nous le
faire acroire ; la per-
ſonne avec qui je m'en-
gage eſt d'une humeur
bien oppoſée à celle des
femmes dont vous par-
lez ; Oüy, Fraudeliſe
n'eſt que ſincerité, que
vertu, mille qualitez
brillent dans ſon ame,
mille charmes dans ſa
point ailleurs ; Philabel
l'a aimée juſques à la
folie, & quoy qu'il ſoit
de qualité, qu'il ait de
l'eſprit, qu'il ſoit bien
fait, galant, & aimé
naturellement des fem-
mes, neanmoins elle n'a
pû le ſouffrir, & l'a
chaſſé de ſon logis à
cauſe de ſes manieres li-
bres, & de ſes diſcours
à double ſens ; La pau-
vre Enfant m'a dit, que
dans une apreſdiſnée 1,
fois ; elle ne reſſemble
point à ces filles du
temps ; elle aime la re-
traite & la ſolitude, ſes
habits & ſes manieres
ſont fort modeſtes ; elle
ne fait de la dépenſe
qu'avec chagrin, a pei-
ne connoiſt-elle les car-
tes, & elle eſt ſi éloi-
gnée de toute coquete-
rie, que l'autre jour je
ne pouvois luy perſua-
der qu'il y euſt des fem-
mes capables de faire des
je puis dire qu'elle m'ai-
me tendrement ; cepen-
dant dés que ſon incli-
nation la porte à m'en
donner quelque marque,
ſa pudeur & ſa modeſtie
la retiennent : Ah ! que
nous allons devenir heu-
reux, continua-t'il par
le mariage ; maiſtres ab-
ſolus de nos cœurs &
de nos perſonnes, nous
pourons ſans ſcrupule
& ſans partage contenter
tous les jours nos tranſ-
reux, & rouler une vie
pleine d'agréemens &
de douceurs. Tranſports
tendres & amoureux,
reprit Antigame, ne ſont
pas des mets pour les
gens mariez. Et pour
qui donc ? l'interrompit
Philogame, en élevant la
voix, pour voſtre Leſbie !
pour vous, croyez-moy,
continua-t'il, il faut
que nous eſtimions une
femme par ſa vertu &
par ſa fidelité, autrement
faire goûter les verita-
bles plaiſirs de l'amour ;
ce ne ſont que des dé-
bauches où les ſens trou-
vent ſeuls du plaiſir,
ſans que l'ame y parti-
cipe, ce qui fait qu'el-
les ne ſont ſuivies le plus
ſouvent que de chagrins,
de mépris & de dégouts :
Comment eſtimer une
femme , continua-t'il, &
faire fond ſur ſa fidelité
dans le temps meſme
qu'elle trahit ſon devoir,
gion pour s'abandonner
à ſa paſſion. Ah ! ſi vous
connoiſſez comme moy
Leſbie, reprit Antiga-
me, que vous parleriez
autrement ; Oüy ! il n'y a
point de Fille en France
moins intereſſée & plus
genereuſe, elle me garde
deux mille Loüis2 avec la
derniere fidelité ; Où ſont
les femmes qui en uſent
ainſi ? Leſbie aimer la
débauche, ah ! qu'elle
en eſt éloignée, elle haït
n'aime que moy, & ſi
elle goûte du plaiſir, ce
n'eſt que par rapport à
moy, & autant que j'y
ſuis ſenſible ; je luy ay
oüy dire mille fois, qu'el-
le mettroit toute ſa feli-
cité à ſe voir ſeule avec
moy dans un petit coin
de la terre ; je luy ay
donné le beau Rubis que
vous m'avez vû, elle ne
vouloit point le recevoir,
& j'eus toutes les peines
du monde à l'y obliger,
il eſt perdu, que de lar-
mes ; elle auroit donné
tout ce qu'elle avoit au
monde pour le trouver ;
ce n'eſtoit point parce
qu'il eſtoit de prix qu'elle
le regretoit, c'eſt qu'elle
s'imaginoit que c'eſtoit
un avertiſſement de ce
que je devois ceſſer de
l'aimer ; ce Rubis qui
ſembloit ſi bien tenir,
ainſi tombé du châton,
me diſoit-elle, ne peut
eſtre qu'un ſigne, &
ceſſerez de m'aimer ; mais
vous devez eſtre ſeur que
je n'y ſurvivray pas.
Trouverez-vous ces dé-
licateſſes dans le Mariage,
& une ſemblable paſſion ;
les gens mariez ſont ſurs
qu'ils ne peuvent jamais
ſe quitter, & cette aſſu-
rance eſt le poiſon de la
tendreſſe ; l'amour ne
peut vivre ſans ſou-
haits, ſans crainte, &
ſans eſtre accompagnée
de quelque difficulté.
interrompit l'Abbé So-
phin, point de compa-
raiſon avec le mariage,
& portez luy reſpect.
Ie n'entens point parler,
mon cher Abbé, luy
repartit Antigame avec
un air ſerieux, de ces
ſortes de gens mariez aſ-
ſez heureux pour eſtre
entierement détachez des
ſens, & uniquement ani-
mez d'un eſprit de pure-
té & de ſainteté ; mais
de ceux qui ne s'enga-
dans l'eſpoir d'y trouver
des plaiſirs & d'y ſatis-
faire leurs ſenſualitez ; &
qui ne changeant point
de mœurs ny de vie dans
une condition auſſi ſainte
que celle du mariage,
commettent des adulte-
res abominables & ſe
rendent mille fois plus
criminels. Philogame,
interrompant Antigame,
demanda à l'Abbé quel
party il prenoit, & luy
dit, qu'il avoit bien connu
bien voulu pouvoir ſe
marier. Antigame ſoû-
tenoit de ſon coſté qu'il
y avoit bien des gens
mariez qui voudroient
changer leurs femmes
contre des Benefices.
L'Abbé leur repreſentoit
que l'on n'eſt jamais con-
tent de ſa condition, qu'il
ne faloit pas en décider
par là, & que pour en
juger ſolidement, il faloit
examiner avec applica-
tion les agréemens & les
que Paris eſtoit un grand
theatre, qu'il ne faloit
qu'entendre parler, &
que pour peu que l'on
eut d'adreſſe à faire tom-
ber la converſation ſur
cette matiere, il ſeroit fa-
cile d'en apprendre beau-
coup en peu de temps.
Ce raiſonnement parut
de bon ſens à Philogame,
auſſi bien qu'à Antiga-
me, ils prierent l'Abbé
de ne les point abandon-
ner, en luy diſant qu'ils
ge, ce qu'il accepta.
Antigame leur dit qu'il
faloit qu'il alla aupara-
vant chez un Financier
pour une affaire de con-
ſequence ; que ſa femme
eſtoit d'un genie ſingu-
lier & plaiſant, que s'ils
vouloient y venir il leur
en donneroit le plaiſir :
Philogame & l'Abbé
Sophin l'y accompagne-
rent. Ce Financier ſor-
toit de table, & eſtoit
dans la chambre de ſa
à peine Antigame eut
commencé à s'expliquer
avec luy qu'on vint de-
mander le Financier, il
ſortit de la chambre &
laiſſa la Compagnie avec
ſa femme. Antigame la
trouvant jeune & fort
éveillée luy demanda
quel Livre elle tenoit.
C'eſt, dit-elle, la Princeſſe
de Cleves. Qu'en penſez‑
vous, Madame, répondit
Antigame. Quelle im-
pertinence, reprit-elle,
mary qu'elle en aime un
autre, il n'y a qu'Agnés
de Moliere qui puiſſe di-
re une ſemblable ingé-
nuite, & je ne puis
concevoir où eſtoit alors
le jugement de l'Auteur
qui ſe ſoûtient paſſa-
blement dans le reſte de
l'ouvrage. Pour moy,
reprit Philogame, je ne
condamne point cét en-
droit, puiſque Madame
de Cleves avoit un pen-
chant invincible pour
que l'abſence ſeule pou-
voit guerir, & qu'elle
n'avoit que cette ſeule
voye pour s'en éloigner :
De bonne foy, continua‑
t'il ; ſi j'avois une fem-
me en l'eſtat où eſtoit
Madame de Cleves,
qui me fit une ſembla-
ble confidence, je l'en
eſtimerois d'avantage.
Ah ! Monſieur, reprit la
Dame en ſoûriant, vous
eſtes un treſor pour une
femme, & vous n'avez
tre dans Paris pour y
choiſir. Mais comment,
interrompit l'Abbé, au-
riez-vous voulu qu'eut
fait Madame de Cleves.
Puis qu'elle ne pouvoit,
reprit la Dame, ſe def-
fendre d'aimer Monſieur
de Nemours, elle avoit
un party à prendre qui
les accommodoit tous
trois ; c'eſtoit de décou-
vrir ſes ſentimens à
Monſieur de Nemours,
de prendre des meſures
que la choſe n'éclataſt,
& de faire des careſſes à
Monſieur de Cleves plus
qu'elle n'avoit fait par le
paſſé pour tromper ſes
ſoupçons : Que de cha-
grins par là, elle ſe ſe-
roit épargnez ; que de
raviſſemens de plaiſirs
pour elle, & pour
Monſieur de Nemours ;
& pour concluſion,
elle n'auroit pas fait
mourir Monſieur de
Cleves, comme un ſot.
trouvant ce raiſonne-
ment plaiſant, ſe prirent
à rire en applaudiſſant ce
qu'elle venoit de dire ; ce
qui la charma tellement,
qu'elle continua en di-
ſant : Avoüez, Meſſieurs,
qu'il y a bien des Auteurs
qui s'éloignent de la
vray-ſemblance, & du
bon ſens, témoin l'Au-
teur des deſordres de la
Baſſette4. Le Marquis des
Roziers aime fortement
Madame de Landroze,
elle ne paſſe pas pour une
femme fort ſcrupuleuſe,
il luy donne douze cens
Loüis5, cependant elle
garde l'argent, & luy
refuſe de la Marchandi-
ſe : Y a-t'il jamais rien
eu de ſi ridicule, & de
ſi impertinent que cét
endroit ? cét Auteur a
bien peu d'uſage du
monde pour ignorer ce
qu'une femme dans la
neceſſité eſt capable de
faire pour douze cens
loit ainſi, ſon mary qui
venoit de quiter la per-
ſonne qui l'avoit deman-
dé, arriva, & ayant en-
tendu ce qu'elle venoit
de dire, luy en fit une
ſevere mercuriale, luy
repreſentant qu'elle ne
devoit pas donner ſon
temps à la lecture de ces
ſortes de Livres, mais
ſeulement aux ſoins de
ſon ménage ; ce qui la
piqua ſi furieuſement
qu'il n'y a ſotiſes, ny
elle ſe plaignit de ce qu'il
eſtoit d'une humeur cha-
grine & bizarre, qu'il
aimoit le jeu, le vin &
la débauche, qu'elle n'a-
voit point eu de femmes
de chambre, vieilles ou
jeunes, laides ou bel-
les qu'il n'euſt voulu
corrompre, & enfin à
l'entendre parler il eſtoit
le plus meſchant de tous
les hommes, & elle la
plus mal-heureuſe de
toutes les femmes : Le
luy reprocha la deſpen-
ce qu'elle luy faiſoit en
nippes & bijous, la pe-
tite dot qu'elle luy avoit
apportée, la difficulté
d'en eſtre payé, ſes ga-
lanteries, ſes courſes de
bal, ſes maſcarades, les
violons, & les collations
qu'elle ſe donnoit à ſes
deſpens, le nombre de
gens de toutes les ma-
nieres qu'elle recevoit
dans ſa maiſon pour y
joüer, luy fit cent au-
tant de duretez que peu
s'en falut qu'ils n'en
vinſſent aux mains ; mais
un Laquais qu'elle re-
connut entrant dans la
chambre, fit qu'elle lâ-
cha priſe pour aller luy
parler en particulier,
elle en receut un Billet 8,
& le congedia ; quelque
précaution qu'elle prit
pour le cacher, Anti-
game & Philogame s'en
apperçurent ; elle paſſa
enſuite dans une autre
plein de chagrin & de
colere, un moment aprés
elle ſortit du logis.
Antigame aprés avoir
entretenu ce Financier de
ſon affaire en ſortit auſſi
avec Philogame & l'Ab-
bé, & comme ils eſtoient
ſur l'eſcalier Antigame y
trouva un Billet 9conçu
en ces termes.
pas plûtoſt apris
que Philogame
ſon amy eſtoit ſur le
I. Partie. A
2
Les Agréemens & les
point de ſe marier, qu'ilcourut à ſon logis,
il l'y trouva ſeul avec
l'Abbé Sophin : Vos
amis, luy dit-il, vien-
dront ſans doute ſe ré-
joüir avec vous de ce
que vous vous mariez ;
& moy, je viens vous dire
que j'en ſuis au deſeſpoir,
malheureux que vous
eſtes, dans quel abiſme
de peines & de chagrins
allez-vous vous jetter,
vous marié, continua‑
t'il, quel peché avez‑
3
Chagrins du Mariage.
vous commis pour tantde maux qui vous vont
accabler, vous engager
toute vôtre vie à la meſ-
me perſonne, ſans pou-
voir jamais changer,
qu'elle devienne chagri-
ne, laide, vieille, infi-
delle, il faudra mourir
attaché avec elle, ou en
venir à des extrémitez
ſcandaleuſes. Mais vous
qui parlez, repartit Phi-
logame, d'un air froid &
penſif ; N'avez-vous
pas eſté marié, & vive-
A ij
4
Les Agréemens & les
ment touché de la mort de voſtre femme ?
Ce que vous dites eſt
vray, reprit Antigame ;
cependant je n'ay ja-
mais tant ſouffert que
les deux années que
j'ay paſſées avec elle.
Cela ſe peut-il dire,
repliqua Philogame,
vous l'aimiez, elle vous
aimoit, elle eſtoit jeune
& belle, elle avoit de
l'eſprit, de la qualité, &
du bien : Pourquoy donc
n'eſtre pas heureux ?
5
Chagrins du Mariage.
Ie ne ſçay que vous dire,reprit Antigame, mais
je ſuis perſuadé que
quelque aimable que ſoit
une fille, & que quel-
que tendreſſe que l'on
ait pour elle ; eſt-on de-
venu ſon époux, le cœur
paſſe bien-toſt de l'amour
à l'indifference, & tres‑
ſouvent de l'indifferen-
ce au dégoût. D'où
vient cela ? repliqua Phi-
logame. J'ay de la peine,
interrompit Antigame,
à en penetrer la verita-
A iij
6
Les Agréemens & les
ble raiſon, peut-eſtrequ'en voyant une fem-
me tres-ſouvent, & de
plus prés, nous n'y ren-
controns plus ce merite,
& ces attraits dont nous
eſtions charmez, peut‑
eſtre que le cœur ne
s'accommode pas d'une
poſſeſſion ſi tranquille,
ou peut-eſtre qu'enfin le
commerce frequent des
ſens en éteint la viva-
cité. Vous outrez ter-
riblement les choſes,
interrompit Philogame,
7
Chagrins du Mariage.
un homme qui a del'honneſteté & de l'eſprit
n'épouſe pas une femme
qu'il ne luy connoiſſe de
la vertu & du merite,
ainſi plus il l'a voit de
prés, plus il y découvre
de belles qualitez, &
plus il eſt ſatisfait de ſon
choix : il ſe fait un de-
voir, & une douce ha-
bitude de l'aimer ; elle
luy fournit mille plaiſirs
innocens ; elle le tire de
la débauche avec des
voluptez legitimes ; elle
8
Les Agréemens & les
luy donne de beaux En-fans, qu'elle éleve avec
tendreſſe ; elle le ſuit
dans ſes adverſitez com-
me dans ſa bonne for-
tune ; enfin c'eſt une
Compagne fidelle, qui
ne l'abandonne point juſ-
qu'à la mort. Comment
connoiſtre une femme
avant que de l'épouſer,
interrompit d'un ton
railleur Antigame, les
femmes ſont incompre-
henſibles, les plus fins,
& les plus penetrans y
9
Chagrins du Mariage.
ſont trompez ; elles neparlent & n'agiſſent ja-
mais de bonne foy, il
n'y a dans leurs actions
que déguiſemens ; &
qu'artifice ; elles chan-
gent ſans raiſon, nulle
ſolidité dans leur eſprit,
ny dans leur cœur ; leur
beauté n'eſt pas à l'é-
preuve d'une petite fié-
vre, ny leur vertu du
moindre intereſt, ou du
moindre plaiſir ; quant
elles ſe marient, elles
n'ont en veuë le plus
10
Les Agréemens & les
ſouvent, qu'un certainamour aveugle & dére-
glé pour leur Mary qui
paſſe en peu de temps
en changeant d'objet ;
une ambition, & une
vanité inſupportable, ou
un intereſt bas & ſordide,
voila ce qui les occupe :
Cependant vous voulez
qu'un mary ſe faſſe une
douce habitude d'aimer
une femme avec ces dé-
fauts, parce qu'il l'a é-
pouſée ; croyez-moi le
cœur eſt trop libertin
11
Chagrins du Mariage.
pour ſe ſoûmettre à cesſortes de loix : De pré-
tendre qu'une femme
puiſſe retenir ſon mary
par les plaiſirs des ſens,
quelle apparence, elle
n'a pour luy que des
plaiſirs fades & inſipi-
des, ſi le mary a du pen-
chant à l'incontinence,
elle ſert tout au plus à
nourrir des feux qu'il
va le plus ſouvent étein-
dre ailleurs ; belle ſatis-
faction d'avoir inceſſam-
ment à ſes côtez une
12
Les Agréemens & les
femme pour qui le cœur ne ſent que du dégoût,
ou du moins de l'indiffe-
rence, une avare & une
imperieuſe qui critique
juſques au moindres de
vos actions, ou une inno-
cente qui vous deſole par
ſes faux raiſonnemens,
ou une coquette, une
ambitieuſe, & une joüeu-
ſe qui vous deſeſpere
par la dépenſe qu'elle fait ;
ne vous y trompez pas,
il n'y a gueres de femmes
qui n'en ſoient logées là,
pour
13
Chagrins du Mariage.
pour les Enfans quel em-barras, & quelle peine
n'a-t'on point à les éle-
ver, à combien d'infirmi-
tez & de maladies ſont‑
ils ſujets, & quand ils
ſont grands, quelle in-
quietude pour les pouſ-
ſer dans le monde ; ce
ſont quelquefois des fai-
neants, des débauchez,
des dénaturez, des pro-
digues, des emportez &
des joüeurs ; enfin des
creanciers inhumains qui
enlevent voſtre bien, &
I. Partie. B
14
Les Agréemens & les
vous mettent hors d'eſtatd'en pouvoir donner à
vos plaiſirs. Pourquoy
donc, repliqua Philoga-
me, tout le monde ſe
marie-t'il, ſi cette con-
dition eſt ſi fâcheuſe.
Les uns, répondit Anti-
game, par des motifs
de Religion, les autres
parce que tout le monde
ſe marie ſans examiner
le reſte. Vous vous
trompez, reprit Philo-
15
Chagrins du Mariage.
game, les ſuites du ma-riage ne ſont point ſi
fâcheuſes que vous le di-
tes, ny toutes les fem-
mes auſſi terribles que
vous voulez nous le
faire acroire ; la per-
ſonne avec qui je m'en-
gage eſt d'une humeur
bien oppoſée à celle des
femmes dont vous par-
lez ; Oüy, Fraudeliſe
n'eſt que ſincerité, que
vertu, mille qualitez
brillent dans ſon ame,
mille charmes dans ſa
B ij
16
Les Agréemens & les
perſonne qu'on ne voitpoint ailleurs ; Philabel
l'a aimée juſques à la
folie, & quoy qu'il ſoit
de qualité, qu'il ait de
l'eſprit, qu'il ſoit bien
fait, galant, & aimé
naturellement des fem-
mes, neanmoins elle n'a
pû le ſouffrir, & l'a
chaſſé de ſon logis à
cauſe de ſes manieres li-
bres, & de ſes diſcours
à double ſens ; La pau-
vre Enfant m'a dit, que
dans une apreſdiſnée 1,
17
Chagrins du Mariage.
il l'a fait rougir vingtfois ; elle ne reſſemble
point à ces filles du
temps ; elle aime la re-
traite & la ſolitude, ſes
habits & ſes manieres
ſont fort modeſtes ; elle
ne fait de la dépenſe
qu'avec chagrin, a pei-
ne connoiſt-elle les car-
tes, & elle eſt ſi éloi-
gnée de toute coquete-
rie, que l'autre jour je
ne pouvois luy perſua-
der qu'il y euſt des fem-
mes capables de faire des
B iij
18
Les Agréemens & les
infidelitez à leurs maris ;je puis dire qu'elle m'ai-
me tendrement ; cepen-
dant dés que ſon incli-
nation la porte à m'en
donner quelque marque,
ſa pudeur & ſa modeſtie
la retiennent : Ah ! que
nous allons devenir heu-
reux, continua-t'il par
le mariage ; maiſtres ab-
ſolus de nos cœurs &
de nos perſonnes, nous
pourons ſans ſcrupule
& ſans partage contenter
tous les jours nos tranſ-
19
Chagrins du Mariage.
ports tendres & amou-reux, & rouler une vie
pleine d'agréemens &
de douceurs. Tranſports
tendres & amoureux,
reprit Antigame, ne ſont
pas des mets pour les
gens mariez. Et pour
qui donc ? l'interrompit
Philogame, en élevant la
voix, pour voſtre Leſbie !
pour vous, croyez-moy,
continua-t'il, il faut
que nous eſtimions une
femme par ſa vertu &
par ſa fidelité, autrement
20
Les Agréemens & les
elle ne ſçauroit nous faire goûter les verita-
bles plaiſirs de l'amour ;
ce ne ſont que des dé-
bauches où les ſens trou-
vent ſeuls du plaiſir,
ſans que l'ame y parti-
cipe, ce qui fait qu'el-
les ne ſont ſuivies le plus
ſouvent que de chagrins,
de mépris & de dégouts :
Comment eſtimer une
femme , continua-t'il, &
faire fond ſur ſa fidelité
dans le temps meſme
qu'elle trahit ſon devoir,
21
Chagrins du Mariage.
ſon honneur & ſa Reli-gion pour s'abandonner
à ſa paſſion. Ah ! ſi vous
connoiſſez comme moy
Leſbie, reprit Antiga-
me, que vous parleriez
autrement ; Oüy ! il n'y a
point de Fille en France
moins intereſſée & plus
genereuſe, elle me garde
deux mille Loüis2 avec la
derniere fidelité ; Où ſont
les femmes qui en uſent
ainſi ? Leſbie aimer la
débauche, ah ! qu'elle
en eſt éloignée, elle haït
22
Les Agréemens & les
tous les hommes ; ellen'aime que moy, & ſi
elle goûte du plaiſir, ce
n'eſt que par rapport à
moy, & autant que j'y
ſuis ſenſible ; je luy ay
oüy dire mille fois, qu'el-
le mettroit toute ſa feli-
cité à ſe voir ſeule avec
moy dans un petit coin
de la terre ; je luy ay
donné le beau Rubis que
vous m'avez vû, elle ne
vouloit point le recevoir,
& j'eus toutes les peines
du monde à l'y obliger,
23
Chagrins du Mariage.
il eſt tombé du châton,il eſt perdu, que de lar-
mes ; elle auroit donné
tout ce qu'elle avoit au
monde pour le trouver ;
ce n'eſtoit point parce
qu'il eſtoit de prix qu'elle
le regretoit, c'eſt qu'elle
s'imaginoit que c'eſtoit
un avertiſſement de ce
que je devois ceſſer de
l'aimer ; ce Rubis qui
ſembloit ſi bien tenir,
ainſi tombé du châton,
me diſoit-elle, ne peut
eſtre qu'un ſigne, &
24
Les Agréemens & les
qu'un preſage que vousceſſerez de m'aimer ; mais
vous devez eſtre ſeur que
je n'y ſurvivray pas.
Trouverez-vous ces dé-
licateſſes dans le Mariage,
& une ſemblable paſſion ;
les gens mariez ſont ſurs
qu'ils ne peuvent jamais
ſe quitter, & cette aſſu-
rance eſt le poiſon de la
tendreſſe ; l'amour ne
peut vivre ſans ſou-
haits, ſans crainte, &
ſans eſtre accompagnée
de quelque difficulté.
Toubeau,
25
Chagrins du Mariage.
Toubeau, toubeau3, interrompit l'Abbé So-
phin, point de compa-
raiſon avec le mariage,
& portez luy reſpect.
Ie n'entens point parler,
mon cher Abbé, luy
repartit Antigame avec
un air ſerieux, de ces
ſortes de gens mariez aſ-
ſez heureux pour eſtre
entierement détachez des
ſens, & uniquement ani-
mez d'un eſprit de pure-
té & de ſainteté ; mais
de ceux qui ne s'enga-
I. Partie. C
26
Les Agréemens & les
gent dans le mariage quedans l'eſpoir d'y trouver
des plaiſirs & d'y ſatis-
faire leurs ſenſualitez ; &
qui ne changeant point
de mœurs ny de vie dans
une condition auſſi ſainte
que celle du mariage,
commettent des adulte-
res abominables & ſe
rendent mille fois plus
criminels. Philogame,
interrompant Antigame,
demanda à l'Abbé quel
party il prenoit, & luy
dit, qu'il avoit bien connu
27
Chagrins du Mariage.
des Abbez qui auroientbien voulu pouvoir ſe
marier. Antigame ſoû-
tenoit de ſon coſté qu'il
y avoit bien des gens
mariez qui voudroient
changer leurs femmes
contre des Benefices.
L'Abbé leur repreſentoit
que l'on n'eſt jamais con-
tent de ſa condition, qu'il
ne faloit pas en décider
par là, & que pour en
juger ſolidement, il faloit
examiner avec applica-
tion les agréemens & les
C ij
28
Les Agréemens & les
chagrins du mariage ;que Paris eſtoit un grand
theatre, qu'il ne faloit
qu'entendre parler, &
que pour peu que l'on
eut d'adreſſe à faire tom-
ber la converſation ſur
cette matiere, il ſeroit fa-
cile d'en apprendre beau-
coup en peu de temps.
Ce raiſonnement parut
de bon ſens à Philogame,
auſſi bien qu'à Antiga-
me, ils prierent l'Abbé
de ne les point abandon-
ner, en luy diſant qu'ils
29
Chagrins du Mariage.
le choiſiſſent pour Ju-ge, ce qu'il accepta.
Antigame leur dit qu'il
faloit qu'il alla aupara-
vant chez un Financier
pour une affaire de con-
ſequence ; que ſa femme
eſtoit d'un genie ſingu-
lier & plaiſant, que s'ils
vouloient y venir il leur
en donneroit le plaiſir :
Philogame & l'Abbé
Sophin l'y accompagne-
rent. Ce Financier ſor-
toit de table, & eſtoit
dans la chambre de ſa
C iij
30
Les Agréemens & les
femme avec elle ; maisà peine Antigame eut
commencé à s'expliquer
avec luy qu'on vint de-
mander le Financier, il
ſortit de la chambre &
laiſſa la Compagnie avec
ſa femme. Antigame la
trouvant jeune & fort
éveillée luy demanda
quel Livre elle tenoit.
C'eſt, dit-elle, la Princeſſe
de Cleves. Qu'en penſez‑
vous, Madame, répondit
Antigame. Quelle im-
pertinence, reprit-elle,
31
Chagrins du Mariage.
une femme avoüer à ſonmary qu'elle en aime un
autre, il n'y a qu'Agnés
de Moliere qui puiſſe di-
re une ſemblable ingé-
nuite, & je ne puis
concevoir où eſtoit alors
le jugement de l'Auteur
qui ſe ſoûtient paſſa-
blement dans le reſte de
l'ouvrage. Pour moy,
reprit Philogame, je ne
condamne point cét en-
droit, puiſque Madame
de Cleves avoit un pen-
chant invincible pour
32
Les Agréemens & les
Monſieur de Nemours ,que l'abſence ſeule pou-
voit guerir, & qu'elle
n'avoit que cette ſeule
voye pour s'en éloigner :
De bonne foy, continua‑
t'il ; ſi j'avois une fem-
me en l'eſtat où eſtoit
Madame de Cleves,
qui me fit une ſembla-
ble confidence, je l'en
eſtimerois d'avantage.
Ah ! Monſieur, reprit la
Dame en ſoûriant, vous
eſtes un treſor pour une
femme, & vous n'avez
33
Chagrins du Mariage.
qu'à vous faire connoî-tre dans Paris pour y
choiſir. Mais comment,
interrompit l'Abbé, au-
riez-vous voulu qu'eut
fait Madame de Cleves.
Puis qu'elle ne pouvoit,
reprit la Dame, ſe def-
fendre d'aimer Monſieur
de Nemours, elle avoit
un party à prendre qui
les accommodoit tous
trois ; c'eſtoit de décou-
vrir ſes ſentimens à
Monſieur de Nemours,
de prendre des meſures
34
Les Agréemens & les
ſecretes avec luy de peurque la choſe n'éclataſt,
& de faire des careſſes à
Monſieur de Cleves plus
qu'elle n'avoit fait par le
paſſé pour tromper ſes
ſoupçons : Que de cha-
grins par là, elle ſe ſe-
roit épargnez ; que de
raviſſemens de plaiſirs
pour elle, & pour
Monſieur de Nemours ;
& pour concluſion,
elle n'auroit pas fait
mourir Monſieur de
Cleves, comme un ſot.
35
Chagrins du Mariage.
Philogame & Antigametrouvant ce raiſonne-
ment plaiſant, ſe prirent
à rire en applaudiſſant ce
qu'elle venoit de dire ; ce
qui la charma tellement,
qu'elle continua en di-
ſant : Avoüez, Meſſieurs,
qu'il y a bien des Auteurs
qui s'éloignent de la
vray-ſemblance, & du
bon ſens, témoin l'Au-
teur des deſordres de la
Baſſette4. Le Marquis des
Roziers aime fortement
Madame de Landroze,
36
Les Agréemens & les
elle eſt ruinée par le jeu,elle ne paſſe pas pour une
femme fort ſcrupuleuſe,
il luy donne douze cens
Loüis5, cependant elle
garde l'argent, & luy
refuſe de la Marchandi-
ſe : Y a-t'il jamais rien
eu de ſi ridicule, & de
ſi impertinent que cét
endroit ? cét Auteur a
bien peu d'uſage du
monde pour ignorer ce
qu'une femme dans la
neceſſité eſt capable de
faire pour douze cens
Loüis6
37
Chagrins du Mariage.
Loüis7 ; comme elle par-loit ainſi, ſon mary qui
venoit de quiter la per-
ſonne qui l'avoit deman-
dé, arriva, & ayant en-
tendu ce qu'elle venoit
de dire, luy en fit une
ſevere mercuriale, luy
repreſentant qu'elle ne
devoit pas donner ſon
temps à la lecture de ces
ſortes de Livres, mais
ſeulement aux ſoins de
ſon ménage ; ce qui la
piqua ſi furieuſement
qu'il n'y a ſotiſes, ny
I. Partie. D
38
Les Agréemens & les
injures qu'elle ne luy dit ; elle ſe plaignit de ce qu'il
eſtoit d'une humeur cha-
grine & bizarre, qu'il
aimoit le jeu, le vin &
la débauche, qu'elle n'a-
voit point eu de femmes
de chambre, vieilles ou
jeunes, laides ou bel-
les qu'il n'euſt voulu
corrompre, & enfin à
l'entendre parler il eſtoit
le plus meſchant de tous
les hommes, & elle la
plus mal-heureuſe de
toutes les femmes : Le
39
Chagrins du Mariage.
Financier de ſon coſtéluy reprocha la deſpen-
ce qu'elle luy faiſoit en
nippes & bijous, la pe-
tite dot qu'elle luy avoit
apportée, la difficulté
d'en eſtre payé, ſes ga-
lanteries, ſes courſes de
bal, ſes maſcarades, les
violons, & les collations
qu'elle ſe donnoit à ſes
deſpens, le nombre de
gens de toutes les ma-
nieres qu'elle recevoit
dans ſa maiſon pour y
joüer, luy fit cent au-
D ij
40
Les Agréemens & les
tres reproches, & luy dittant de duretez que peu
s'en falut qu'ils n'en
vinſſent aux mains ; mais
un Laquais qu'elle re-
connut entrant dans la
chambre, fit qu'elle lâ-
cha priſe pour aller luy
parler en particulier,
elle en receut un Billet 8,
& le congedia ; quelque
précaution qu'elle prit
pour le cacher, Anti-
game & Philogame s'en
apperçurent ; elle paſſa
enſuite dans une autre
41
Chagrins du Mariage.
chambre avec un airplein de chagrin & de
colere, un moment aprés
elle ſortit du logis.
Antigame aprés avoir
entretenu ce Financier de
ſon affaire en ſortit auſſi
avec Philogame & l'Ab-
bé, & comme ils eſtoient
ſur l'eſcalier Antigame y
trouva un Billet 9conçu
en ces termes.
D iij
42
Les Agréemens & les
Bandeau fleuri. BILLET.
VOUS me promiſtes hier
ma belle que vous ne ſouf-
fririez pas de toute la nuit les
careſſes de voſtre jaloux, je ſuis
bien perſuadé que quelque preſ-
ſant qu'il ait pû eſtre à cauſe
des premiers jours du Prin-
temps, vous m'aurez tenu
parole ; que je vous en ay
d'obligations ma chere, que j'y
ſuis ſenſible, & que j'ay d'im-
ma reconnoiſſance au lieu que
vous ſçavez.
ma belle que vous ne ſouf-
fririez pas de toute la nuit les
careſſes de voſtre jaloux, je ſuis
bien perſuadé que quelque preſ-
ſant qu'il ait pû eſtre à cauſe
des premiers jours du Prin-
temps, vous m'aurez tenu
parole ; que je vous en ay
d'obligations ma chere, que j'y
ſuis ſenſible, & que j'ay d'im-
43
Chagrins du Mariage.
patience de vous en témoignerma reconnoiſſance au lieu que
vous ſçavez.
Ils n'eurent pas ſi-toſt
lû ce Billet, qu'ils juge-
rent que c'eſtoit celuy
que le Laquais avoit
donné à la femme du
Financier, qu'il venoit
de ſon Galant, que le
jaloux eſtoit ſon mary,
& que la précipitation
avec laquelle elle eſtoit
allée au rendez-vous,
avoit fait qu'au lieu de
poche, elle l'avoit mis à
coſté, ou bien qu'en ti-
rant ſon moucheoir, elle
l'en avoit fait tomber.
Antigame croyant que
cet exemple pouvoit
ſervir à ſon deſſein, re-
preſentoit avec un grand
ſens froid, combien cet
homme eſtoit mal-heu-
rex ; Sa femme, diſoit‑
il, conſume le fruit de
ſon travail en foles dé-
penſes, elle le mépriſe,
elle fait une Academie
deshonore, elle le trom-
pe, & elle luy refuſe ce
qu'une femme doit à ſon
mary, pour en faire un
ſacrifice à ſon Galant ;
aprés cela mariez-vous ?
De bonne-foy, n'auroit‑
ce pas eſté un grand
bon-heur pour ce Finan-
cier s'il euſt eu un amy
comme moy, qui luy
eut repreſenté ce que
c'eſtoit que le mariage,
& qui l'en eut détour-
né. Philogame ſe pre-
ma foy vous eſtes diver-
tiſſant de vouloir tirer à
conſequence la conduite
de gens ainſi faits, &
en qui l'on ne voit ny
prudence ny honneſte-
té, quelle avanie cet
homme ne vient-il pas
de faire en noſtre pre-
ſence ; Il connoiſt ſa
femme emportée, pour-
quoy la pouſſer about ?
Ne devoit-il pas atten-
dre qu'il fut ſeul avec
elle, & qu'elle fut de
preſenter ce qu'il avoit à
luy dire ; faire voir ſa
débauche juſques dans
ſa maiſon, bel exemple
de vertu pour une jeune
femme ; ma-foy, conti-
nua-t'il, ſi elle luy fait
des infidelitez, il ſe les
attire bien ; croyez-moy,
un honneſte-homme qui
aime ſa femme, qui a
des aſſiduitez & de la
conſideration pour elle
s'en fait aimer, & la rend
heureuſe & fidelle. Quoy
repartit Antigame, que
pour rendre une femme
heureuſe & fidelle, il n'y
a qu'à l'aimer, & avoir
des complaiſances & des
aſſiduitez pour elle ;
Vous vous trompez,
continua-t'il, ces mar-
ques de tendreſſe & ces
aſſiduitez ne rendent une
femme que plus impe-
rieuſe, & ſouvent ne
luy donnent que du mé-
pris & du dégouſt pour
ſon mary, témoin la
demande aujourd'huy
une ſeparation d'avec ſon
mary ; Ie luy ay oüy
dire qu'elle n'auroit ja-
mais eu cette penſée, ſi
ſon mary l'avoit moins
aimée, & qu'il eut eu
moins d'aſſiduité auprés
d'elle. Plaiſante cauſe
de ſeparation, reprit
Philogame. Elle eſt jeu-
ne, belle & bien faite,
interrompit Antigame ;
elle a pour Amans des
gens de Robbe10 de la
obtient par leurs credits
tout ce qu'elle veut, &
enfin elle en agy ſi adroi-
tement qu'il y a plus de
deux ans qu'elle n'eſt
plus avec ſon mary, &
qu'elle ſe divertit trés‑
bien à Paris ; il offrit en-
ſuite de la luy faire voir.
Philogame & l'Abbé
trouverent le caractere
de cette femme trop ſin-
gulier pour n'avoir pas
cette curioſité ; elle les
receut fort honnêtement,
de Robbe appellé Berly,
& avec le beau Cheva-
lier ; comme elle a une
tres-grande demangeai-
ſon de parler de ſon af-
faire, Angatime n'eut
pas beaucoup de peine
à l'y conduire.
lû ce Billet, qu'ils juge-
rent que c'eſtoit celuy
que le Laquais avoit
donné à la femme du
Financier, qu'il venoit
de ſon Galant, que le
jaloux eſtoit ſon mary,
& que la précipitation
avec laquelle elle eſtoit
allée au rendez-vous,
avoit fait qu'au lieu de
44
Les Agréemens & les
mettre le Billet dans ſapoche, elle l'avoit mis à
coſté, ou bien qu'en ti-
rant ſon moucheoir, elle
l'en avoit fait tomber.
Antigame croyant que
cet exemple pouvoit
ſervir à ſon deſſein, re-
preſentoit avec un grand
ſens froid, combien cet
homme eſtoit mal-heu-
rex ; Sa femme, diſoit‑
il, conſume le fruit de
ſon travail en foles dé-
penſes, elle le mépriſe,
elle fait une Academie
45
Chagrins du Mariage.
de ſa maiſon, elle ledeshonore, elle le trom-
pe, & elle luy refuſe ce
qu'une femme doit à ſon
mary, pour en faire un
ſacrifice à ſon Galant ;
aprés cela mariez-vous ?
De bonne-foy, n'auroit‑
ce pas eſté un grand
bon-heur pour ce Finan-
cier s'il euſt eu un amy
comme moy, qui luy
eut repreſenté ce que
c'eſtoit que le mariage,
& qui l'en eut détour-
né. Philogame ſe pre-
46
Les Agréemens & les
nant à rire, luy dit,ma foy vous eſtes diver-
tiſſant de vouloir tirer à
conſequence la conduite
de gens ainſi faits, &
en qui l'on ne voit ny
prudence ny honneſte-
té, quelle avanie cet
homme ne vient-il pas
de faire en noſtre pre-
ſence ; Il connoiſt ſa
femme emportée, pour-
quoy la pouſſer about ?
Ne devoit-il pas atten-
dre qu'il fut ſeul avec
elle, & qu'elle fut de
47
Chagrins du Mariage.
ſens froid pour luy re-preſenter ce qu'il avoit à
luy dire ; faire voir ſa
débauche juſques dans
ſa maiſon, bel exemple
de vertu pour une jeune
femme ; ma-foy, conti-
nua-t'il, ſi elle luy fait
des infidelitez, il ſe les
attire bien ; croyez-moy,
un honneſte-homme qui
aime ſa femme, qui a
des aſſiduitez & de la
conſideration pour elle
s'en fait aimer, & la rend
heureuſe & fidelle. Quoy
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Les Agréemens & les
dont vous pretendez,repartit Antigame, que
pour rendre une femme
heureuſe & fidelle, il n'y
a qu'à l'aimer, & avoir
des complaiſances & des
aſſiduitez pour elle ;
Vous vous trompez,
continua-t'il, ces mar-
ques de tendreſſe & ces
aſſiduitez ne rendent une
femme que plus impe-
rieuſe, & ſouvent ne
luy donnent que du mé-
pris & du dégouſt pour
ſon mary, témoin la
Marquiſe
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Chagrins du Mariage.
Marquiſe de Seliny quidemande aujourd'huy
une ſeparation d'avec ſon
mary ; Ie luy ay oüy
dire qu'elle n'auroit ja-
mais eu cette penſée, ſi
ſon mary l'avoit moins
aimée, & qu'il eut eu
moins d'aſſiduité auprés
d'elle. Plaiſante cauſe
de ſeparation, reprit
Philogame. Elle eſt jeu-
ne, belle & bien faite,
interrompit Antigame ;
elle a pour Amans des
gens de Robbe10 de la
I. Partie. E
50
Les Agréemens & les
premiere Qualité ; elleobtient par leurs credits
tout ce qu'elle veut, &
enfin elle en agy ſi adroi-
tement qu'il y a plus de
deux ans qu'elle n'eſt
plus avec ſon mary, &
qu'elle ſe divertit trés‑
bien à Paris ; il offrit en-
ſuite de la luy faire voir.
Philogame & l'Abbé
trouverent le caractere
de cette femme trop ſin-
gulier pour n'avoir pas
cette curioſité ; elle les
receut fort honnêtement,
51
Chagrins du Mariage.
elle eſtoit avec un hommede Robbe appellé Berly,
& avec le beau Cheva-
lier ; comme elle a une
tres-grande demangeai-
ſon de parler de ſon af-
faire, Angatime n'eut
pas beaucoup de peine
à l'y conduire.
De toutes les femmes,
dit-elle, qui ont deman-
dé d'eſtre ſeparées, il
n'y en eut jamais une
qui en ait eu tant de
ſujet que moy, ny qui
ait eu plus de patience :
je ſuis, continua-t'elle,
avec quelle deſtinée bi-
zarre ſuis-je née, les au-
tres femmes ſe plaignent
de leur maris, & veu-
lent s'en ſeparer, parce
que bien loin de les
aimer, & deſtre aſſidus
auprés d'elles, ils les
fuïent, au lieu que ma
cruelle étoille a attaché
mon mal-heur aux aſſi-
duitez incommodes, &
à l'amour exceſſive que
mon mary avoit pour
Rennes, il devint éper-
dûment amoureux, ſa
perſonne, ſon bien, &
ſa qualité enchanterent
ma mere & moy par
conſequent ; le mariage
fut bien-toſt conclu :
Peu de temps aprés il
me tira de cette belle Vil-
le, & me mena dans une
de ſes Terres pour ſe
donner, diſoit-il, tout
entier à moy ; que j'ay
ſouffert dans ce maudit
lieu, il ne vivoit pas avec
façon, comme un mary
vit avec ſa femme ; ce
n'eſtoit que précautions
ridicules, que ſoins im-
pertinens ſur mon cha-
pitre ; il ne faloit pas
penſer à me lever avant
midy, ma ſante auroit
couru riſque ; je n'avois
pas la liberté de me cou-
cher ſur le coſté gauche,
car la foye, diſoit-il, eſt
à craindre, & ſur le dos,
la rate ; quelle viſion
pour tourmenter une
les aime avec excés,
cependant il ne m'eſtoit
pas permis d'en manger,
à l'entendre dire j'avois
l'eſtomach trop foible ;
pour la promenade, il
n'y faloit pas penſer, le
jour le Soleil hâle le
tein, & échauffe le ſang ;
le ſoir & la nuit enrhu-
ment, & donnent des
iluxions : J'eſtois donc
condamnée à demeurer
les journées entieres dans
ma chambre à travailler
murmuroit-il le plus ſou-
vent contre l'ouvrage :
Pour luy, il paſſoit tout
le jour les yeux atta-
chez ſur mon viſage,
tantoſt ſe plaignant &
tantoſt ſoûpirant ; que
vos yeux ſont beaux,
Madame, s'écrioit-il,
ah ! la belle bouche,
& avec un tranſport de
fureur, il portoit ſes
groſſes lévres ſur mes
yeux, & les baiſoit ſi
fortement que je crai-
aprés ces premiers tranſ-
ports il ſe jettoit à mes
genoux ; Pardon, pardon,
s'écrioit-il ; Madame, je
ſuis un témeraire, & un
audacieux, qui devroit
renfermer ſa paſſion dans
le reſpect & dans l'ado-
ration ; Il me ſerroit les
genoux à me les meur-
trir, enſuite il tomboit
dans une profonde mé-
lancolie, il me regardoit
en roulant de gros yeux
étincelans, & pouſſant
je ſuis à plaindre, diſoit-il,
cruelle, vous ne m'ai-
mez point, ma preſence
vous fatigue, & vous ne
me voyez qu'avec cha-
grin ; Helas ! en vous
épouſant, je croyois de-
venir le plus fortuné des
hommes, cependant je
n'en ſuis que plus mal-
heureux ; Il eſt vray que
je ſuis maiſtre de voſtre
perſonne, mais voſtre
cœur ne veut point ſe
rendre ; ingratte, repre-
donnez le cœur, il n'en
demeuroit pas à ces pre-
miers tranſports ; Hé
bien, inhumaine, ajoû-
toit-il, puiſque tu vois
avec indifference & avec
mépris la violente paſ-
ſion que j'ay pour toy ;
Tiens, me diſoit-il, en
tirant ſon épée & me
la preſentant, perce de
mille coups ce cœur que
tu fais tant ſouffrir, &
finis des jours que tu
me rends inſupportables :
maniere qu'il en uſoit,
quand nous eſtions en-
ſemble, aprés cela ne
m'avoüerez-vous pas,
que jamais femme n'a
tant ſouffert que moy,
& n'a eu plus de raiſon de
ſouhaiter d'eſtre ſeparée.
Vous tourmentoit-il,
Madame, dit Antigame,
autant la nuit que le jour.
Vous avez envie de rire,
Monſieur, répondit-elle,
mais il me ſemble vous en
avoir fait aſſez entendre :
ſens plaiſant qui fit rire
toute la Compagnie. En-
ſuite l'Abbé prenant la
parole, luy dit : Permet-
tez-moy, Madame, de
vous repreſenter qu'il
meritoit bien qu'on luy
pardonnaſt tout ſes em-
portemens, puis qu'ils
ne venoient que de la
violence de ſon amour
& du chagrin de n'eſtre
pas aimé. S'il vouloit ſe
faire aimer, répartit la
Dame, il faloit cher-
re, ſe rendre aima-
ble à mes yeux, & ne
pas me fatiguer par ſa
preſence continuelle, &
par ſes manieres inſup-
portables : J'aime la com-
pagnie, il ne devoit
point me faire ſortir de
Rennes, il faloit y de-
meurer, & attirer dans
ſa maiſon ce qu'il y avoit
de gens bien faits pour
me divertir ; le jeu me
fait paſſer des heures aſ-
ſez agréablement, ainſi
quer de Joüeurs, ny
d'argent ; je donne dans
les ajuſtemens, ne devoit‑
il pas tous les mois m'en
fournir des plus beaux,
& des plus à la mode ;
enfin j'aime les plaiſirs,
ſa principale occupation
devoit eſtre de m'en
chercher, & c'eſtoit la
route qu'il devoit tenir
pour aller à mon cœur.
Dites-moy, Madame,
reprit Antigame, com-
ment avez-vous pû vous
Tyran ? Le plus plaiſam-
ment du monde, répon-
dit-elle ; auprés du Châ-
teau où j'eſtois, il y
avoit un petit bois dans
lequel on trouvoit grand
nombre de mouches can-
tarides ; j'en pris quelques‑
unes, je les fis ſecher,
& me les appliquay ſur
le ſein, en peu de temps
elles firent une grand
excoriation, telle que
je la voulois ; je feignis
d'eſtre malade, & je
Monſieur de Seliny me
trouvoit ſoûpirant, d'au-
tresfois regardant le Ciel
en deſeſperée, en d'au-
tres temps pleurant ou
priant Dieu ; je ne luy
parlois que de choſes
funeſtes, de mort, de
Paradis, d'Enfer ; enfin
je joüay ſi bien mon
perſonnage qu'il eut une
forte curioſité de ſçavoir
d'où venoit ce change-
ment ; je prévoyois
bien qu'il l'attribuëroit à
que j'aurois pour quel-
qu'un, & qu'il avoit
trop de penchant à la
jalouſie pour n'en pren-
dre pas en cette oc-
caſion, il n'y manqua
point ; il n'y a Prieres
qu'il ne me fit, ny ar-
tifices qu'il ne mit en
uſage pour s'éclaicir ſur
ce ſujet ; & comme
je vis un jour qu'il me
reprochoit ma conduite
avec de grandes duretez,
& qu'il ſe plaignoit de
autre ; je me jettay à
ſes pieds, & luy dis que
s'il n'y alloit que de ma
vie, je ne luy ferois pas
un aveu qui peut-eſtre
luy donneroit du dé-
gouſt pour ma perſonne ;
mais que mon honneur
y eſtant intereſſé par les
ſoupçons injurieux qu'il
me temoignoit, j'eſtois
contrainte de luy auoüer
que mon ayeule eſtoit
morte d'un Cancer né-
gligé, que ma famille y
puis long-temps j'en
avois ſenty quelque at-
teinte, que c'eſtoit la
raiſon pour laquelle il
m'avoit veu ſi froide &
ſi chagrine ; enfin qu'il
avoit paru, & me cau-
ſoit de ſi violentes dou-
leurs que je voyois bien
qu'il ne faloit plus penſer
qu'à la mort ; il voulut
voir le mal, aprés quel-
ques petites façons je
le ſatisfis ; les mouches
cantarides avoient ſi bien
il n'avoit jamais vû de
Cancer, l'affaire n'eſtoit
pas difficile ; enſuite je
me jettay a ſon col les
larmes aux yeux, je
l'embraſſay, je luy dis de
ces ſortes d'adieux tou-
chans, que l'on fait faire
aux mourans, & luy de-
manday ſa parole qu'il
ne ſe remarieroit point
aprés ma mort ; je par-
lay de Teſtament & de
fideicommis en ſa fa-
veur : Mon Dieu ! que je
quand il m'en ſouvient.
S'il euſt de la douleur à
la nouvelle de ma pré-
tenduë maladie, il euſt
de la joye à ſe croire
tant aimé : Il fit auſſi-toſt
appeller le Chirurgien
de ſon Village qui avoit
oüy parler de Cancer,
mais qui n'en avoit ja-
mais vû, non plus que
luy ; Vous jugez bien
que je n'eus pas beau-
coup de peine à luy en
faire acroire ; la maniere
ſieur de Seliny, en luy
diſant que ſa vie répon-
droit de la Cure, l'ef-
froya extrémement ; je
profitay de cette con-
joncture, & meſnageay
ſi bien ſon eſprit qu'a-
vec quelques Loüis, je
luy fis dire à Monſieur
de Seliny qu'il n'y avoit
point d'homme en Pro-
vince qui ſceut guerir
ces ſortes de maux, &
qu'il n'y avoit qu'un ſeul
Medecin à Paris qui eut
dis de faire ce voyage,
ou plûtoſt je cachay
l'empreſſement que j'en
avois, luy témoignant
que je voulois reſter où
j'eſtois & y mourir en-
tre ſes bras ; il fit de l'ar-
gent, & m'y conduiſit ;
d'abord j'y pris conſeil,
je me ſaiſis de la caſſet-
te, & le quitay, emme-
nant avec moy ma fem-
me de Chambre, & mon
Laquais : Pour la forme,
mon Procureur me dit
plainte, & y expoſer
qu'il avoit tiré pluſieurs
fois l'épée ſur moy, ce
que je fis ; j'oubliois de
vous dire que dans le
temps qu'il faiſoit toutes
les folies dont je vous ay
parlé, c'eſt-à-dire, quand
il tiroit dans ma cham-
bre ſon épée ; je criois
feignant d'eſtre effrayée ;
en ſorte que je donnois
lieu à ma femme de
Chambre & à mon La-
quais d'y entrer, & de
ſi bien que je les ay fait
dépoſer tous deux qu'ils
l'avoient vû l'épée nuë
contre moy, il n'en faut
pas davantage en Iuſtice
pour le faire condam-
ner ; & mon Avocat me
répond que je gagne-
ray infailliblement ma
cauſe. Que vous eſtiez
à plaindre, Madame,
repartit Antigame, mais
auſſi avoüez que Mon-
ſieur de Seliny l'eſt bien
autant, & que pour le
tre, il vous auroit eſté
avantageux de ne vous
point marier. Ne voyez‑
vous pas, dit Philogame,
en s'adreſſant à Antiga-
me, que le mal-heur ne
vient que de ce que
Madame n'a jamais eu
d'inclination pour Mon-
ſieur de Seliny, & que
ſi elle l'avoit aimé,
leur mariage auroit eſté
accompagné de plaiſirs,
& de douceurs. L'amour,
interrompit Antigame,
mary plus heureux ;
combien y en a-t'il qui
ſouffrent, parce que
leurs femmes les aiment
avec excés. Voilà, re-
prit Philogame, une
choſe aſſez extraordinai-
re, & que vous aurez de
la peine à prouver. Pour
moy, reprit Berly, j'en
ſçay pluſieurs exemples,
& je ſuis perſuadé que
le mary d'une femme
coquette qui ne l'aime
point, eſt moins à plain-
aimé de ſa femme avec
excés. Comment cela
ſe peut-il, interrompit
Philogame ? Une fem-
me coquette ne contra-
rie jamais ſon mary,
reprit Berly, elle eſt toû-
jours de meſme ſenti-
ment que luy, elle eſt
enjoüée, elle cherche à le
divertir, elle a à tout
moment des nouvelles,
& des choſes plaiſantes
à luy dire ; lors qu'il
amene ſes amis chez luy,
du monde, elle les réga-
le & ſe divertit avec
eux, s'il veut la careſſer
à la bonne heure, elle
y répond ; luy fait-il
froid, elle ne gronde
ny ne s'en plaint, elle
n'a point ces ſortes de
délicateſſes de cœur qui
ne ſervent qu'à rendre
mal-heureux ; jamais de
jalouſie, jamais d'humeur
fâcheuſe ; ſi elle a une
femme de Chambre qui
plaiſe à ſon mary, elle
cela : Qu'elle ſe deffende
ſi elle veut, dit-elle,
qu'il attaque bien s'il
peut, ce n'eſt pas mon
affaire ; au lieu qu'une
femme qui aime forte-
ment ſon mary, le dé-
ſole jour & nuit, tan-
toſt par ſes proteſtations
de tendreſſe & d'amour
faites à contre-temps,
tantoſt par des ſoupçons
& des reproches, &
meſme quelquefois par
des injures : Oüy, Valoury
a rien de ſi inſupporta-
ble que ces ſortes de
diſcours dans la bouche
d'une femme pour qui
le cœur ne ſent plus
rien, & qu'il ne l'ex-
perimentoit que trop
avec la ſienne ; elle ne
ceſſe de pleurer, diſoit‑
il, à peine peut-on l'obli-
ger de prendre quelque
nourriture ; ſi je man-
que au repas ou ſi je
découche, elle ne mange
point, & paſſe les nuits
tendre ; elle eſtoit belle,
& avoit de l'embon-
point, mais avec cette
belle maniere de vie,
elle eſt devenuë effroya-
ble ; aprés cela, me
diſoit Valoury, ne faut‑
il pas avoüer que je ſuis
le plus mal-heureux de
tous les hommes en
femme, & que le mary
d'une coquette eſt beau-
coup moins à plaindre
que moy. J'ay oüy par-
ler, reprit le beau Che-
Valoury avec ſa femme,
il y a tant d'ingratitude
qu'on ne ſçauroit l'ex-
cuser : Elle eſtoit fille
lors qu'il en devint a-
moureux, & elle fut
ſenſible à ſa paſſion ;
mais comme elle eſtoit
unique, & qu'elle avoit
plus de bien & de
naiſſance que luy, ſon
pere s'y oppoſa ; cette
fille l'aima ſi fortement
qu'elle feignit de reſ-
ſentir des fruits de ſon
traitement qu'elle ne re-
ceut de ſon pere ; cepen-
dant elle demeura toû-
jours ferme & conſtan-
te : Enfin le pere croyant
l'affaire ſans remede,
pour reparer l'honneur
de ſa famille, conſentit
à leur mariage ; ce mal-
honneſte homme n'eut
pas eſté quinze jours
avec elle, quoy qu'elle
fut belle, aimable, &
qu'elle eut la derniere
tendreſſe pour luy, qu'il
elle, & s'attacha auprés
d'une perſonne qui avoit
beaucoup moins de me-
rite. Mon Dieu ! que
vous eſtes ſotte, Mada-
me de Valoury, inter-
rompit bruſquement,
Madame de Seliny, Ah !
ſi voſtre époux avoit
eu à faire à moy, que
je l'aurois bien reduit.
Comment auriez-vous
fait, repartit Antigame.
Un homme, reprit-elle,
lors qu'il croit poſſeder
& qu'il n'a rien à crain-
dre ny a ſouhaiter au de-
là, tombe dans l'indiffe-
rence pour elle ; c'eſt ce
qui a fait que Valoury
voyant qu'il poſſedoit
ſeul ſa femme & ſans
partage a ceſſé de l'aimer.
Pour moy, j'en aurois agy
plus prudemment qu'el-
le, dés que je me ſerois
apperçûë que mon mary
n'auroit plus en ſes pre-
miers empreſſemens pour
moy, je me ſerois fait
attiré dans le logis pour
les luy faire voir ; la ja-
louſie auroit auſſi-toſt
réveillé ſa tendreſſe aſ-
ſoupie, & me l'auroit
ramenée ; que j'aurois
eu de plaiſirs à faire un
peu la cruelle, & à le
rebuter au commence-
ment ; je ſerois deve-
nuë une ſeconde bonne
fortune pour luy ; voilà
d'où vient continua-t'el-
le, que les femmes
adroites & galantes ſont
époux que les autres ; la
raiſon eſt que leurs époux
ne ſe trouvans pas dans
cette poſſeſſion tranquile
qui conduit à l'indiffe-
rence, ils ſouhaitent,
ils craignent, ils eſpe-
rent, ils deſeſperent, ils
ſe conſolent, & c'eſt
dans ces differentes agi-
tations que ſe nourit l'a-
mour; au lieu que les
maris des femmes de
l'humeur & du caracte-
re de Madame de Va-
lement à les aimer à
cauſe qu'ils ne ſentent
point la diverſité de ces
mouvemens, leur poſſeſ-
ſion eſtant paiſible &
ſans trouble. Les fem-
mes, reprit le beau
Chevalier, ne man-
quent jamais d'adreſſe
dans la conduite de leurs
amours, & aprés ce que
Madame de Valoury a
fait, l'on peut dire avec
raiſon que rien ne leur
eſt impoſſible ; avoir eu
ſeconde bonne fortune
à ſon mary, l'avoir fait
trouver pluſieurs fois à
deux & trois heures
aprés minuit à des ren-
dez-vous, luy avoit cau-
ſez de ces ſortes de tranſ-
ports, dont les Amans
les plus paſſionnez ſont
capables, & enfin en
avoir tiré un bel enfant ;
dites-moy, n'eſte-ce pas là
l'entendre ? Cela eſt fort
plaiſant, répondit Ma-
dame de Seliny, je vous
quez-vous. Madame
de Valoury, reprit le
Chevalier, aimoit éper-
dûment ſon mary, il
n'avoit cependant pour
elle que du dégouſt, il
ne pouvoit ſouffrir ſa
compagnie, & faiſoit
lit à part, ce qui jettoit
cette pauvre femme dans
le dernier chagrin ; com-
me elle cherchoit un
jour la cauſe d'une ſem-
blable conduite, il luy
vint dans l'eſprit qu'il
engagé ailleurs ; elle dé-
couvrit que c'eſtoit au-
prés d'une jeune veuve
de ſon voiſinage ; elle
fit ſocieté avec elle,
& la ménagea avec
tant d'eſtprit & d'adreſſe
qu'elle devint ſa meil-
leure amie. Cette veu-
ve avoit un Procés con-
tre les Parens de ſon
mary ſur ſa Qualité de
veuve, & ſur l'eſtat de
ſes enfans ; elle n'eſtoit
pas des plus accommo-
conſumoit en frais. Ma-
dame de Valoury profita
de cette occaſion, elle
ſolicita pour elle auprés
de ſes Juges, luy preſta
de l'argent, & enfin luy
rendit tant d'autres ſer-
vices qu'elle l'engagea
entierement dans ſes in-
tereſts ; elle y eut d'au-
tant moins de peine que
le cœur de cette veuve
avoit pris party ailleurs,
ce qui l'obligea de faire
confidence à Madame
que ſon mary avoit pour
elle, des diſcours qu'il
luy avoit tenus, des pre-
ſens qu'il luy avoit voulu
faire, & enfin des
manieres vives avec leſ-
quelles il la preſſoit.
Madame de Valoury
voulut qu'elle ne refu-
ſaſt point l'argent ny les
preſens, offrant de livrer
la marchandiſe pour elle ;
& voicy comment de
concert elles conduiſi-
rent l'affaire. La veuve
preſens, & feignit de ſe
rendre ; mais ce qui luy
ſembloit le plus difficile,
à ce qu'elle diſoit à
aloury, eſtoit de trou-
ver un lieu pour le ren-
dez-vous, parce qu'elle
eſtoit obſervée de fort
prés par ſes Parties,
que ſa femme de Cham-
bre ne la quitoit point
toute la journée, qu'el-
le s'en défioit, qu'elle
avoit une petite fille
éveillée qui obſervoit
qui parloit beaucoup, &
qu'ainſi elle avoit de
grandes meſures à gar-
der avec ces deux per-
ſonnes, à moins qu'elle
ne vouluſt ſe perdre.
Valoury voyant les dif-
ficultez qui ſe trou-
voient pendant le jour
offrit de venir la nuit,
quand tout le monde
ſeroit couché ; il luy dit
qu'elle n'avoit qu'à luy
donner le paſſe-par-tout,
& comme pour l'aller
qu'une ſalle à paſſer dans
laquelle perſonne ne cou-
choit, il s'y rendroit
ſans eſtre vû & ſans
bruit, & qu'avant le
jour il ſe retireroit. La
veuve luy repreſentoit
que ſa femme de Cham-
bre & ſa petite fille
couchoient dans un pe-
tit cabinet à coſté de ſa
chambre, & qu'il ne fa-
loit ny parler ny faire le
moindre bruit. Le paſſe‑
par-tout donné, Valoury
rendez-vous. Madame
de Valoury s'eſtoit miſe
à la place de la veuve,
& la veuve s'eſtoit reti-
rée dans une autre
chambre : Valoury ſe
plaça auprés de ſa fem-
me ſans bruit & ſans
que perſonne du logis
s'en apperceut : Elle ne
parloit point, & il ne
pouvoit la voir à cauſe de
l'obſcurité ; ſi bien qu'el-
le n'euſt pas de peine à
un lieu, où il ne pouvoit
concevoir qu'il y eut
une autre femme. Ja-
mais homme ne fut ſi
charmé de ſa bonne for-
tune, ny dans des ra-
viſſements de plaiſirs
plus grands : Enfin la
pauvre femme craignoit
pour la vie de ſon mary,
ou du moins pour ſa
ſanté ; le jour appro-
chant il ſe retiroit, &
continua ce petit com-
ce qu'il y a de plaiſant
ce ſont les converſations
qu'il avoit pendant le
jour avec cette veuve,
touchant les plaiſirs de
la nuit ; elle étouffoit
quelque-fois de rire,
tant il pouſſoit l'exage-
ration : Pour s'en mieux
divertir elle luy deman-
doit froidement la diffe-
rence de ceux qu'il goû-
toit avec ſa femme.
Avec ma femme, ré-
aucun, ce n'eſt que par
devoir ou plûtoſt par
neceſſité, & ſi je n'avois
beſoin d'elle pour trou-
ver de l'argent chez le
Notaire, je ne pourois
jamais m'y reſoudre :
Elle a, continuoit-il, la
chair molle, la peau
rude, elle n'a point de
gorge, elle eſt ſeiche,
ſes lévres ſont froides
& glacées, ſe peut-il
rien de plus dégoûtant.
dame de Seliny, en éle-
vant les yeux & les
mains au Ciel qu'il y a
d'étranges manies ſur le
chapitre de l'amour ;
Valoury ne peut ſouffrir
ſa femme, quand il la
connoiſt ; elle a la chair
molle, la peau rude,
elle n'a point de gorge,
elle eſt ſeiche, & les
lévres ſans feu ; & ce-
pendant quand il ne la
reconnoiſt pas pour ſa
pour un autre, il ne luy
trouve aucun de ces
défauts, & il a pour elle
toute la tendreſſe &
l'empreſſement poſſible :
Mais d'où vient cela,
continua-t'elle, qui m'en
peut donner une bonne
raiſon. Il la prenoit,
répondit le Chevalier,
pour une autre que ſa
femme ; changement de
mets réveille l'appetit.
Ce raiſonnement n'eſt
de Seliny, puis qu'il
trouve le meſme objet
tantoſt deſagreable &
dégoûtant, & tantoſt
agreable & charmant.
C'eſt peut-eſtre, re-
prit Berly, parce que
comme les plaiſirs des
perſonnes mariées ſont
permis, ils ne touchent
point vivement les ſens ;
la loy, & la deffence
ſont des aſſaiſonnemens
au plaiſir, & je me
d'un mot libertin que
j'ay oüy dire ſouvent
en Italie pour exage-
rer le plaiſir ſenſible,
quale guſto ſi foſſe peccato.
Ce raiſonnement n'eſt
pas juſte, reprit Mada-
me de Seliny, Madame
de Valoury aime avec
paſſion ſon mary, &
dans voſtre penſée elle
ne devroit pas l'aimer,
puisſque ce n'eſt pas un
peché en elle de l'ai-
t'elle, que la veritable
raiſon eſt celle que je
vous diſois tout à l'heure,
qui eſt, que l'amour meur
dés qu'il n'agit point ;
Valoury n'avoit rien à
ſouhaiter de ſa femme,
elle eſtoit toute à luy,
il deſpoſoit comme il
vouloit de ſon cœur &
de ſa perſonne, & voi-
là ce qui étouffe l'a-
mour : Pour ſa Maiſtreſ-
ſe, il n'alloit que dans
nuit chez elle ; il y avoit
ſans doute du peril, il
ſentoit quelquefois des
craintes & des frayeurs,
& c'eſt ce qui nourriſſoit
ſon amour, & ce qui
redoubloit ſes empreſ-
ſemens, & ſes tranſ-
ports pour ſa femme,
quand il la prenoit pour
ſa Maiſtreſſe : A ce pro-
pos je me ſouviens,
continua-t'elle, d'une
Dame de mes amies qui
bien comptez, & pour
qui le mary a autant
d'empreſſement que le
premier jour qu'il l'a é-
pouſée ; voicy comment
elle ſe l'eſt conſervé ;
elle eſt fiere, & ne luy
ſouffre jamais de fami-
liarité ; ſon lit eſt à
part, & ſi le mary veut
paſſer la nuit avec elle,
elle fait la difficile, l'em-
ter ſes faveurs, & ſe
fait donner chaque fois
un bijou.
Fin de la premiere Partie.
Cul de lampe fleuri.
dit-elle, qui ont deman-
dé d'eſtre ſeparées, il
n'y en eut jamais une
qui en ait eu tant de
ſujet que moy, ny qui
ait eu plus de patience :
E ij
52
Les Agréemens & les
Ah ! mal-heureuſe queje ſuis, continua-t'elle,
avec quelle deſtinée bi-
zarre ſuis-je née, les au-
tres femmes ſe plaignent
de leur maris, & veu-
lent s'en ſeparer, parce
que bien loin de les
aimer, & deſtre aſſidus
auprés d'elles, ils les
fuïent, au lieu que ma
cruelle étoille a attaché
mon mal-heur aux aſſi-
duitez incommodes, &
à l'amour exceſſive que
mon mary avoit pour
53
Chagrins du Mariage.
moy ; dés qu'il me vit àRennes, il devint éper-
dûment amoureux, ſa
perſonne, ſon bien, &
ſa qualité enchanterent
ma mere & moy par
conſequent ; le mariage
fut bien-toſt conclu :
Peu de temps aprés il
me tira de cette belle Vil-
le, & me mena dans une
de ſes Terres pour ſe
donner, diſoit-il, tout
entier à moy ; que j'ay
ſouffert dans ce maudit
lieu, il ne vivoit pas avec
E iij
54
Les Agréemens & les
moy librement & ſansfaçon, comme un mary
vit avec ſa femme ; ce
n'eſtoit que précautions
ridicules, que ſoins im-
pertinens ſur mon cha-
pitre ; il ne faloit pas
penſer à me lever avant
midy, ma ſante auroit
couru riſque ; je n'avois
pas la liberté de me cou-
cher ſur le coſté gauche,
car la foye, diſoit-il, eſt
à craindre, & ſur le dos,
la rate ; quelle viſion
pour tourmenter une
55
Chagrins du Mariage.
femme ; les fruits jeles aime avec excés,
cependant il ne m'eſtoit
pas permis d'en manger,
à l'entendre dire j'avois
l'eſtomach trop foible ;
pour la promenade, il
n'y faloit pas penſer, le
jour le Soleil hâle le
tein, & échauffe le ſang ;
le ſoir & la nuit enrhu-
ment, & donnent des
iluxions : J'eſtois donc
condamnée à demeurer
les journées entieres dans
ma chambre à travailler
56
Les Agréemens & les
en Tapiſſerie, encoremurmuroit-il le plus ſou-
vent contre l'ouvrage :
Pour luy, il paſſoit tout
le jour les yeux atta-
chez ſur mon viſage,
tantoſt ſe plaignant &
tantoſt ſoûpirant ; que
vos yeux ſont beaux,
Madame, s'écrioit-il,
ah ! la belle bouche,
& avec un tranſport de
fureur, il portoit ſes
groſſes lévres ſur mes
yeux, & les baiſoit ſi
fortement que je crai-
57
Chagrins du Mariage.
gnois pour ma veuë ;aprés ces premiers tranſ-
ports il ſe jettoit à mes
genoux ; Pardon, pardon,
s'écrioit-il ; Madame, je
ſuis un témeraire, & un
audacieux, qui devroit
renfermer ſa paſſion dans
le reſpect & dans l'ado-
ration ; Il me ſerroit les
genoux à me les meur-
trir, enſuite il tomboit
dans une profonde mé-
lancolie, il me regardoit
en roulant de gros yeux
étincelans, & pouſſant
58
Les Agréemens & les
de grands ſoûpirs, Queje ſuis à plaindre, diſoit-il,
cruelle, vous ne m'ai-
mez point, ma preſence
vous fatigue, & vous ne
me voyez qu'avec cha-
grin ; Helas ! en vous
épouſant, je croyois de-
venir le plus fortuné des
hommes, cependant je
n'en ſuis que plus mal-
heureux ; Il eſt vray que
je ſuis maiſtre de voſtre
perſonne, mais voſtre
cœur ne veut point ſe
rendre ; ingratte, repre-
59
Chagrins du Mariage.
nez la perſonne, ou medonnez le cœur, il n'en
demeuroit pas à ces pre-
miers tranſports ; Hé
bien, inhumaine, ajoû-
toit-il, puiſque tu vois
avec indifference & avec
mépris la violente paſ-
ſion que j'ay pour toy ;
Tiens, me diſoit-il, en
tirant ſon épée & me
la preſentant, perce de
mille coups ce cœur que
tu fais tant ſouffrir, &
finis des jours que tu
me rends inſupportables :
60
Les Agréemens & les
Voilà, Meſſieurs, de lamaniere qu'il en uſoit,
quand nous eſtions en-
ſemble, aprés cela ne
m'avoüerez-vous pas,
que jamais femme n'a
tant ſouffert que moy,
& n'a eu plus de raiſon de
ſouhaiter d'eſtre ſeparée.
Vous tourmentoit-il,
Madame, dit Antigame,
autant la nuit que le jour.
Vous avez envie de rire,
Monſieur, répondit-elle,
mais il me ſemble vous en
avoir fait aſſez entendre :
Ce
61
Chagrins du Mariage.
Ce diſcours fut pris d'un ſens plaiſant qui fit rire
toute la Compagnie. En-
ſuite l'Abbé prenant la
parole, luy dit : Permet-
tez-moy, Madame, de
vous repreſenter qu'il
meritoit bien qu'on luy
pardonnaſt tout ſes em-
portemens, puis qu'ils
ne venoient que de la
violence de ſon amour
& du chagrin de n'eſtre
pas aimé. S'il vouloit ſe
faire aimer, répartit la
Dame, il faloit cher-
I. Partie. F
62
Les Agréemens & les
cher ce qui pouvoit mere, ſe rendre aima-
ble à mes yeux, & ne
pas me fatiguer par ſa
preſence continuelle, &
par ſes manieres inſup-
portables : J'aime la com-
pagnie, il ne devoit
point me faire ſortir de
Rennes, il faloit y de-
meurer, & attirer dans
ſa maiſon ce qu'il y avoit
de gens bien faits pour
me divertir ; le jeu me
fait paſſer des heures aſ-
ſez agréablement, ainſi
63
Chagrins du Mariage.
je ne devois jamais man-quer de Joüeurs, ny
d'argent ; je donne dans
les ajuſtemens, ne devoit‑
il pas tous les mois m'en
fournir des plus beaux,
& des plus à la mode ;
enfin j'aime les plaiſirs,
ſa principale occupation
devoit eſtre de m'en
chercher, & c'eſtoit la
route qu'il devoit tenir
pour aller à mon cœur.
Dites-moy, Madame,
reprit Antigame, com-
ment avez-vous pû vous
F ij
64
Les Agréemens & les
tirer des mains de ce Tyran ? Le plus plaiſam-
ment du monde, répon-
dit-elle ; auprés du Châ-
teau où j'eſtois, il y
avoit un petit bois dans
lequel on trouvoit grand
nombre de mouches can-
tarides ; j'en pris quelques‑
unes, je les fis ſecher,
& me les appliquay ſur
le ſein, en peu de temps
elles firent une grand
excoriation, telle que
je la voulois ; je feignis
d'eſtre malade, & je
65
Chagrins du Mariage.
faiſois ſi bien, que tantoſtMonſieur de Seliny me
trouvoit ſoûpirant, d'au-
tresfois regardant le Ciel
en deſeſperée, en d'au-
tres temps pleurant ou
priant Dieu ; je ne luy
parlois que de choſes
funeſtes, de mort, de
Paradis, d'Enfer ; enfin
je joüay ſi bien mon
perſonnage qu'il eut une
forte curioſité de ſçavoir
d'où venoit ce change-
ment ; je prévoyois
bien qu'il l'attribuëroit à
F iij
66
Les Agréemens & les
quelque violente paſſionque j'aurois pour quel-
qu'un, & qu'il avoit
trop de penchant à la
jalouſie pour n'en pren-
dre pas en cette oc-
caſion, il n'y manqua
point ; il n'y a Prieres
qu'il ne me fit, ny ar-
tifices qu'il ne mit en
uſage pour s'éclaicir ſur
ce ſujet ; & comme
je vis un jour qu'il me
reprochoit ma conduite
avec de grandes duretez,
& qu'il ſe plaignoit de
67
Chagrins du Mariage.
ce que j'en aimois unautre ; je me jettay à
ſes pieds, & luy dis que
s'il n'y alloit que de ma
vie, je ne luy ferois pas
un aveu qui peut-eſtre
luy donneroit du dé-
gouſt pour ma perſonne ;
mais que mon honneur
y eſtant intereſſé par les
ſoupçons injurieux qu'il
me temoignoit, j'eſtois
contrainte de luy auoüer
que mon ayeule eſtoit
morte d'un Cancer né-
gligé, que ma famille y
68
Les Agréemens & les
eſtoit ſujette, que de-puis long-temps j'en
avois ſenty quelque at-
teinte, que c'eſtoit la
raiſon pour laquelle il
m'avoit veu ſi froide &
ſi chagrine ; enfin qu'il
avoit paru, & me cau-
ſoit de ſi violentes dou-
leurs que je voyois bien
qu'il ne faloit plus penſer
qu'à la mort ; il voulut
voir le mal, aprés quel-
ques petites façons je
le ſatisfis ; les mouches
cantarides avoient ſi bien
69
Chagrins du Mariage.
fait qu'il y fut trompé ; il n'avoit jamais vû de
Cancer, l'affaire n'eſtoit
pas difficile ; enſuite je
me jettay a ſon col les
larmes aux yeux, je
l'embraſſay, je luy dis de
ces ſortes d'adieux tou-
chans, que l'on fait faire
aux mourans, & luy de-
manday ſa parole qu'il
ne ſe remarieroit point
aprés ma mort ; je par-
lay de Teſtament & de
fideicommis en ſa fa-
veur : Mon Dieu ! que je
70
Les Agréemens & les
joüay bien mon rôlle,quand il m'en ſouvient.
S'il euſt de la douleur à
la nouvelle de ma pré-
tenduë maladie, il euſt
de la joye à ſe croire
tant aimé : Il fit auſſi-toſt
appeller le Chirurgien
de ſon Village qui avoit
oüy parler de Cancer,
mais qui n'en avoit ja-
mais vû, non plus que
luy ; Vous jugez bien
que je n'eus pas beau-
coup de peine à luy en
faire acroire ; la maniere
71
Chagrins du Mariage.
dont luy débuta Mon-ſieur de Seliny, en luy
diſant que ſa vie répon-
droit de la Cure, l'ef-
froya extrémement ; je
profitay de cette con-
joncture, & meſnageay
ſi bien ſon eſprit qu'a-
vec quelques Loüis, je
luy fis dire à Monſieur
de Seliny qu'il n'y avoit
point d'homme en Pro-
vince qui ſceut guerir
ces ſortes de maux, &
qu'il n'y avoit qu'un ſeul
Medecin à Paris qui eut
72
Les Agréemens & les
ce ſecret ; je me deffen-dis de faire ce voyage,
ou plûtoſt je cachay
l'empreſſement que j'en
avois, luy témoignant
que je voulois reſter où
j'eſtois & y mourir en-
tre ſes bras ; il fit de l'ar-
gent, & m'y conduiſit ;
d'abord j'y pris conſeil,
je me ſaiſis de la caſſet-
te, & le quitay, emme-
nant avec moy ma fem-
me de Chambre, & mon
Laquais : Pour la forme,
mon Procureur me dit
qu'il
73
Chagrins du Mariage.
qu'il faloit donner uneplainte, & y expoſer
qu'il avoit tiré pluſieurs
fois l'épée ſur moy, ce
que je fis ; j'oubliois de
vous dire que dans le
temps qu'il faiſoit toutes
les folies dont je vous ay
parlé, c'eſt-à-dire, quand
il tiroit dans ma cham-
bre ſon épée ; je criois
feignant d'eſtre effrayée ;
en ſorte que je donnois
lieu à ma femme de
Chambre & à mon La-
quais d'y entrer, & de
I. Partie. G
74
Les Agréemens & les
l'y trouver en cet eſtat ;ſi bien que je les ay fait
dépoſer tous deux qu'ils
l'avoient vû l'épée nuë
contre moy, il n'en faut
pas davantage en Iuſtice
pour le faire condam-
ner ; & mon Avocat me
répond que je gagne-
ray infailliblement ma
cauſe. Que vous eſtiez
à plaindre, Madame,
repartit Antigame, mais
auſſi avoüez que Mon-
ſieur de Seliny l'eſt bien
autant, & que pour le
75
Chagrins du Mariage.
repos de l'un & de l'au-tre, il vous auroit eſté
avantageux de ne vous
point marier. Ne voyez‑
vous pas, dit Philogame,
en s'adreſſant à Antiga-
me, que le mal-heur ne
vient que de ce que
Madame n'a jamais eu
d'inclination pour Mon-
ſieur de Seliny, & que
ſi elle l'avoit aimé,
leur mariage auroit eſté
accompagné de plaiſirs,
& de douceurs. L'amour,
interrompit Antigame,
G ij
76
Les Agréemens & les
n'eſt pas ce qui rend un mary plus heureux ;
combien y en a-t'il qui
ſouffrent, parce que
leurs femmes les aiment
avec excés. Voilà, re-
prit Philogame, une
choſe aſſez extraordinai-
re, & que vous aurez de
la peine à prouver. Pour
moy, reprit Berly, j'en
ſçay pluſieurs exemples,
& je ſuis perſuadé que
le mary d'une femme
coquette qui ne l'aime
point, eſt moins à plain-
77
Chagrins du Mariage.
dre qu'un mary qui eſt aimé de ſa femme avec
excés. Comment cela
ſe peut-il, interrompit
Philogame ? Une fem-
me coquette ne contra-
rie jamais ſon mary,
reprit Berly, elle eſt toû-
jours de meſme ſenti-
ment que luy, elle eſt
enjoüée, elle cherche à le
divertir, elle a à tout
moment des nouvelles,
& des choſes plaiſantes
à luy dire ; lors qu'il
amene ſes amis chez luy,
G iij
78
Les Agréemens & les
elle les reçoit le mieuxdu monde, elle les réga-
le & ſe divertit avec
eux, s'il veut la careſſer
à la bonne heure, elle
y répond ; luy fait-il
froid, elle ne gronde
ny ne s'en plaint, elle
n'a point ces ſortes de
délicateſſes de cœur qui
ne ſervent qu'à rendre
mal-heureux ; jamais de
jalouſie, jamais d'humeur
fâcheuſe ; ſi elle a une
femme de Chambre qui
plaiſe à ſon mary, elle
79
Chagrins du Mariage.
ne la chaſſera pas pour cela : Qu'elle ſe deffende
ſi elle veut, dit-elle,
qu'il attaque bien s'il
peut, ce n'eſt pas mon
affaire ; au lieu qu'une
femme qui aime forte-
ment ſon mary, le dé-
ſole jour & nuit, tan-
toſt par ſes proteſtations
de tendreſſe & d'amour
faites à contre-temps,
tantoſt par des ſoupçons
& des reproches, &
meſme quelquefois par
des injures : Oüy, Valoury
80
Les Agréemens & les
m'a dit ſouvent qu'il n'y a rien de ſi inſupporta-
ble que ces ſortes de
diſcours dans la bouche
d'une femme pour qui
le cœur ne ſent plus
rien, & qu'il ne l'ex-
perimentoit que trop
avec la ſienne ; elle ne
ceſſe de pleurer, diſoit‑
il, à peine peut-on l'obli-
ger de prendre quelque
nourriture ; ſi je man-
que au repas ou ſi je
découche, elle ne mange
point, & paſſe les nuits
81
Chagrins du Mariage.
ſans ſe coucher à m'at-tendre ; elle eſtoit belle,
& avoit de l'embon-
point, mais avec cette
belle maniere de vie,
elle eſt devenuë effroya-
ble ; aprés cela, me
diſoit Valoury, ne faut‑
il pas avoüer que je ſuis
le plus mal-heureux de
tous les hommes en
femme, & que le mary
d'une coquette eſt beau-
coup moins à plaindre
que moy. J'ay oüy par-
ler, reprit le beau Che-
82
Les Agréemens & les
valier, de la conduite deValoury avec ſa femme,
il y a tant d'ingratitude
qu'on ne ſçauroit l'ex-
cuser : Elle eſtoit fille
lors qu'il en devint a-
moureux, & elle fut
ſenſible à ſa paſſion ;
mais comme elle eſtoit
unique, & qu'elle avoit
plus de bien & de
naiſſance que luy, ſon
pere s'y oppoſa ; cette
fille l'aima ſi fortement
qu'elle feignit de reſ-
ſentir des fruits de ſon
83
Chagrins du Mariage.
amour, il n'y a mauvaistraitement qu'elle ne re-
ceut de ſon pere ; cepen-
dant elle demeura toû-
jours ferme & conſtan-
te : Enfin le pere croyant
l'affaire ſans remede,
pour reparer l'honneur
de ſa famille, conſentit
à leur mariage ; ce mal-
honneſte homme n'eut
pas eſté quinze jours
avec elle, quoy qu'elle
fut belle, aimable, &
qu'elle eut la derniere
tendreſſe pour luy, qu'il
84
Les Agréemens & les
prit du degouſt pourelle, & s'attacha auprés
d'une perſonne qui avoit
beaucoup moins de me-
rite. Mon Dieu ! que
vous eſtes ſotte, Mada-
me de Valoury, inter-
rompit bruſquement,
Madame de Seliny, Ah !
ſi voſtre époux avoit
eu à faire à moy, que
je l'aurois bien reduit.
Comment auriez-vous
fait, repartit Antigame.
Un homme, reprit-elle,
lors qu'il croit poſſeder
entiere-
85
Chagrins du Mariage.
entierement une femme,& qu'il n'a rien à crain-
dre ny a ſouhaiter au de-
là, tombe dans l'indiffe-
rence pour elle ; c'eſt ce
qui a fait que Valoury
voyant qu'il poſſedoit
ſeul ſa femme & ſans
partage a ceſſé de l'aimer.
Pour moy, j'en aurois agy
plus prudemment qu'el-
le, dés que je me ſerois
apperçûë que mon mary
n'auroit plus en ſes pre-
miers empreſſemens pour
moy, je me ſerois fait
I. Partie. H
86
Les Agréemens & les
des Amans que j'aurois attiré dans le logis pour
les luy faire voir ; la ja-
louſie auroit auſſi-toſt
réveillé ſa tendreſſe aſ-
ſoupie, & me l'auroit
ramenée ; que j'aurois
eu de plaiſirs à faire un
peu la cruelle, & à le
rebuter au commence-
ment ; je ſerois deve-
nuë une ſeconde bonne
fortune pour luy ; voilà
d'où vient continua-t'el-
le, que les femmes
adroites & galantes ſont
87
Chagrins du Mariage.
plus aimées de leursépoux que les autres ; la
raiſon eſt que leurs époux
ne ſe trouvans pas dans
cette poſſeſſion tranquile
qui conduit à l'indiffe-
rence, ils ſouhaitent,
ils craignent, ils eſpe-
rent, ils deſeſperent, ils
ſe conſolent, & c'eſt
dans ces differentes agi-
tations que ſe nourit l'a-
mour; au lieu que les
maris des femmes de
l'humeur & du caracte-
re de Madame de Va-
H ij
88
Les Agréemens & les
loury reviennent diffici-lement à les aimer à
cauſe qu'ils ne ſentent
point la diverſité de ces
mouvemens, leur poſſeſ-
ſion eſtant paiſible &
ſans trouble. Les fem-
mes, reprit le beau
Chevalier, ne man-
quent jamais d'adreſſe
dans la conduite de leurs
amours, & aprés ce que
Madame de Valoury a
fait, l'on peut dire avec
raiſon que rien ne leur
eſt impoſſible ; avoir eu
89
Chagrins du Mariage.
le ſecret de devenir uneſeconde bonne fortune
à ſon mary, l'avoir fait
trouver pluſieurs fois à
deux & trois heures
aprés minuit à des ren-
dez-vous, luy avoit cau-
ſez de ces ſortes de tranſ-
ports, dont les Amans
les plus paſſionnez ſont
capables, & enfin en
avoir tiré un bel enfant ;
dites-moy, n'eſte-ce pas là
l'entendre ? Cela eſt fort
plaiſant, répondit Ma-
dame de Seliny, je vous
H iij
90
Les Agréemens & les
prie, Monſieur, expli-quez-vous. Madame
de Valoury, reprit le
Chevalier, aimoit éper-
dûment ſon mary, il
n'avoit cependant pour
elle que du dégouſt, il
ne pouvoit ſouffrir ſa
compagnie, & faiſoit
lit à part, ce qui jettoit
cette pauvre femme dans
le dernier chagrin ; com-
me elle cherchoit un
jour la cauſe d'une ſem-
blable conduite, il luy
vint dans l'eſprit qu'il
91
Chagrins du Mariage.
faloit que ſon mary fuſtengagé ailleurs ; elle dé-
couvrit que c'eſtoit au-
prés d'une jeune veuve
de ſon voiſinage ; elle
fit ſocieté avec elle,
& la ménagea avec
tant d'eſtprit & d'adreſſe
qu'elle devint ſa meil-
leure amie. Cette veu-
ve avoit un Procés con-
tre les Parens de ſon
mary ſur ſa Qualité de
veuve, & ſur l'eſtat de
ſes enfans ; elle n'eſtoit
pas des plus accommo-
92
Les Agréemens & les
dées, & ce Procés laconſumoit en frais. Ma-
dame de Valoury profita
de cette occaſion, elle
ſolicita pour elle auprés
de ſes Juges, luy preſta
de l'argent, & enfin luy
rendit tant d'autres ſer-
vices qu'elle l'engagea
entierement dans ſes in-
tereſts ; elle y eut d'au-
tant moins de peine que
le cœur de cette veuve
avoit pris party ailleurs,
ce qui l'obligea de faire
confidence à Madame
93
Chagrins du Mariage.
de Valoury de la paſſion que ſon mary avoit pour
elle, des diſcours qu'il
luy avoit tenus, des pre-
ſens qu'il luy avoit voulu
faire, & enfin des
manieres vives avec leſ-
quelles il la preſſoit.
Madame de Valoury
voulut qu'elle ne refu-
ſaſt point l'argent ny les
preſens, offrant de livrer
la marchandiſe pour elle ;
& voicy comment de
concert elles conduiſi-
rent l'affaire. La veuve
94
Les Agréemens & les
receut l'argent & lespreſens, & feignit de ſe
rendre ; mais ce qui luy
ſembloit le plus difficile,
à ce qu'elle diſoit à
aloury, eſtoit de trou-
ver un lieu pour le ren-
dez-vous, parce qu'elle
eſtoit obſervée de fort
prés par ſes Parties,
que ſa femme de Cham-
bre ne la quitoit point
toute la journée, qu'el-
le s'en défioit, qu'elle
avoit une petite fille
éveillée qui obſervoit
95
Chagrins du Mariage.
tout de fort prés, &qui parloit beaucoup, &
qu'ainſi elle avoit de
grandes meſures à gar-
der avec ces deux per-
ſonnes, à moins qu'elle
ne vouluſt ſe perdre.
Valoury voyant les dif-
ficultez qui ſe trou-
voient pendant le jour
offrit de venir la nuit,
quand tout le monde
ſeroit couché ; il luy dit
qu'elle n'avoit qu'à luy
donner le paſſe-par-tout,
& comme pour l'aller
96
Les Agréemens & les
trouver il n'y avoitqu'une ſalle à paſſer dans
laquelle perſonne ne cou-
choit, il s'y rendroit
ſans eſtre vû & ſans
bruit, & qu'avant le
jour il ſe retireroit. La
veuve luy repreſentoit
que ſa femme de Cham-
bre & ſa petite fille
couchoient dans un pe-
tit cabinet à coſté de ſa
chambre, & qu'il ne fa-
loit ny parler ny faire le
moindre bruit. Le paſſe‑
par-tout donné, Valoury
ne
97
Chagrins du Mariage.
ne manqua point aurendez-vous. Madame
de Valoury s'eſtoit miſe
à la place de la veuve,
& la veuve s'eſtoit reti-
rée dans une autre
chambre : Valoury ſe
plaça auprés de ſa fem-
me ſans bruit & ſans
que perſonne du logis
s'en apperceut : Elle ne
parloit point, & il ne
pouvoit la voir à cauſe de
l'obſcurité ; ſi bien qu'el-
le n'euſt pas de peine à
I. Partie. I
98
Les Agréemens & les
paſſer pour la veuve dansun lieu, où il ne pouvoit
concevoir qu'il y eut
une autre femme. Ja-
mais homme ne fut ſi
charmé de ſa bonne for-
tune, ny dans des ra-
viſſements de plaiſirs
plus grands : Enfin la
pauvre femme craignoit
pour la vie de ſon mary,
ou du moins pour ſa
ſanté ; le jour appro-
chant il ſe retiroit, &
continua ce petit com-
99
Chagrins du Mariage.
merce quelque temps ;ce qu'il y a de plaiſant
ce ſont les converſations
qu'il avoit pendant le
jour avec cette veuve,
touchant les plaiſirs de
la nuit ; elle étouffoit
quelque-fois de rire,
tant il pouſſoit l'exage-
ration : Pour s'en mieux
divertir elle luy deman-
doit froidement la diffe-
rence de ceux qu'il goû-
toit avec ſa femme.
Avec ma femme, ré-
I ij
100
Les Agréemens & les
pondit-il, je n'en reſſensaucun, ce n'eſt que par
devoir ou plûtoſt par
neceſſité, & ſi je n'avois
beſoin d'elle pour trou-
ver de l'argent chez le
Notaire, je ne pourois
jamais m'y reſoudre :
Elle a, continuoit-il, la
chair molle, la peau
rude, elle n'a point de
gorge, elle eſt ſeiche,
ſes lévres ſont froides
& glacées, ſe peut-il
rien de plus dégoûtant.
101
Chagrins du Mariage.
Il faut avoüer, dit Ma-dame de Seliny, en éle-
vant les yeux & les
mains au Ciel qu'il y a
d'étranges manies ſur le
chapitre de l'amour ;
Valoury ne peut ſouffrir
ſa femme, quand il la
connoiſt ; elle a la chair
molle, la peau rude,
elle n'a point de gorge,
elle eſt ſeiche, & les
lévres ſans feu ; & ce-
pendant quand il ne la
reconnoiſt pas pour ſa
I iij
102
Les Agréemens & les
femme, & la prendpour un autre, il ne luy
trouve aucun de ces
défauts, & il a pour elle
toute la tendreſſe &
l'empreſſement poſſible :
Mais d'où vient cela,
continua-t'elle, qui m'en
peut donner une bonne
raiſon. Il la prenoit,
répondit le Chevalier,
pour une autre que ſa
femme ; changement de
mets réveille l'appetit.
Ce raiſonnement n'eſt
103
Chagrins du Mariage.
pas juſte, reprit Madamede Seliny, puis qu'il
trouve le meſme objet
tantoſt deſagreable &
dégoûtant, & tantoſt
agreable & charmant.
C'eſt peut-eſtre, re-
prit Berly, parce que
comme les plaiſirs des
perſonnes mariées ſont
permis, ils ne touchent
point vivement les ſens ;
la loy, & la deffence
ſont des aſſaiſonnemens
au plaiſir, & je me
104
Les Agréemens & les
ſouviens à ce ſujetd'un mot libertin que
j'ay oüy dire ſouvent
en Italie pour exage-
rer le plaiſir ſenſible,
quale guſto ſi foſſe peccato.
Ce raiſonnement n'eſt
pas juſte, reprit Mada-
me de Seliny, Madame
de Valoury aime avec
paſſion ſon mary, &
dans voſtre penſée elle
ne devroit pas l'aimer,
puisſque ce n'eſt pas un
peché en elle de l'ai-
105
Chagrins du Mariage.
mer : Je vois, continua‑t'elle, que la veritable
raiſon eſt celle que je
vous diſois tout à l'heure,
qui eſt, que l'amour meur
dés qu'il n'agit point ;
Valoury n'avoit rien à
ſouhaiter de ſa femme,
elle eſtoit toute à luy,
il deſpoſoit comme il
vouloit de ſon cœur &
de ſa perſonne, & voi-
là ce qui étouffe l'a-
mour : Pour ſa Maiſtreſ-
ſe, il n'alloit que dans
106
Les Agréemens & les
certaines heures de lanuit chez elle ; il y avoit
ſans doute du peril, il
ſentoit quelquefois des
craintes & des frayeurs,
& c'eſt ce qui nourriſſoit
ſon amour, & ce qui
redoubloit ſes empreſ-
ſemens, & ſes tranſ-
ports pour ſa femme,
quand il la prenoit pour
ſa Maiſtreſſe : A ce pro-
pos je me ſouviens,
continua-t'elle, d'une
Dame de mes amies qui
107
Chagrins du Mariage.
a plus de quarante ansbien comptez, & pour
qui le mary a autant
d'empreſſement que le
premier jour qu'il l'a é-
pouſée ; voicy comment
elle ſe l'eſt conſervé ;
elle eſt fiere, & ne luy
ſouffre jamais de fami-
liarité ; ſon lit eſt à
part, & ſi le mary veut
paſſer la nuit avec elle,
elle fait la difficile, l'em-
108
Les Agréemens & les
portée, luy fait ache-ter ſes faveurs, & ſe
fait donner chaque fois
un bijou.
Fin de la premiere Partie.
PHILOGAME
109
Chagrins du Mariage.
Bandeau fleuri.
PHILOGAME
PHILOGAME
ET
ANTIGAME,
OU
LES AGRÉEMENS
ET
LES CHAGRINS
DU MARIAGE
NOUVELLE GALANTE.
Seconde Partie.
Lettrine fleurie.
DANS le temps que
Madame de Seli-
ny parloit ainſi,
un Laquais vint l'avertir
donnay & la Comteſſe de
Réal, accompagnées du
Vicomte du Pin & du
Commandeur de Fuiſſé
venoient luy rendre viſi-
te : Ah ! Meſſieurs,
s'écria Madame de Seli-
ny, que vous allez avoir
de plaiſir d'entendre par-
ler ſur le ſujet de voſtre
converſation cette Com-
pagnie ; ces deux fem-
mes, outre qu'elles ſont
des plus jolies de Paris,
ont de l'eſprit comme
ment qu'elle parloit ainſi,
cette Compagnie entra ;
les premieres civilitez
faites & chacun placé,
l'Abbé Sophin prenant la
parole leur dit : Que nous
avions beſoin de vous,
Meſdames pour décider
une difficulté qui eſt
entre Philogame & An-
tigame ſur le Mariage ;
Philogame prétend qu'il
y a bien plus d'agrée-
ment, & moins de cha-
grins dans la vie d'un
homme qui ne l'eſt
point ; Antigame eſt
d'avis contraire. Qu'en
penſez-vous, Meſdames,
interrompit Madame de
Seliny. Cela dépend du
choix de la perſonne,
repartit la Baronne de
Chardonnay. Il eſt preſ-
que impoſſible, Mada-
me, reprit Antigame,
de bien choiſir dans un
temps où une fille ſe
déguiſe & paroiſt toute
autre qu'elle n'eſt, ou
faſſe par temperament
ou par déguiſement,
l'on n'en ſouffre pas
moins. Une fille, con-
tinua la Baronne, de
quelque maniere qu'elle
s'obſerve, ne peut ſi bien
ſe démonter qu'elle ſe
dérobe aux yeux des
clairs-voyans. Eh bien !
Madame, reprit Anti-
game, quelle qualité ſou-
haitez-vous qu'elle ait
pour en faire une bonne
femme. Qu'elle ſoit ſage,
vote, qu'elle ait de l'eſ-
prit, & qu'elle aime ſon
mary. J'en ay vû, re-
partit Antigame, quel-
ques-unes qui paſſoient
dans le monde pour
avoir toutes ces quali-
tez, & dont les maris
n'eſtoient pas plus heu-
reux ; quel chagrin,
quelle contrainte, un
mary n'a-t'il pas à ſouf-
frir d'une femme qui
paſſe pour eſtre ſage ;
elle eſt preſomptueuſe,
meſme ; ſon mary ne
fait jamais rien de bien,
à tout moment elle com-
bat ſes ſentimens &
conduite ; elle veut tout
conduire, tout regler,
& s'imagine que ſon
mary (parce qu'elle ne
vit pas dans le déregle-
ment comme les autres
femmes) luy doit avoir
les dernieres obligations
d'une vertu dont ſa va-
nité doit ſeule luy tenir
compte : Le mary d'une
meilleur marché, elle ſe
laiſſera conduire par des
eſprits faux & intereſſez
qui broüilleront ſa cer-
velle, déregleront ſa
conduite, garniront ſon
alcove de teſte de mort,
la feront habiller d'une
maniere ſinguliere & ex-
traordinaire, & qui ſous
pretexte de devotion
l'engageront à faire jeû-
ner & mourir de faim
ſon mary, ſes enfans &
ſes domeſtiques, & à
& par ſes chagrins un
enfer de ſa maiſon ; une
femme ſpirituelle n'eſt
gueres moins à craindre ;
elle eſt inſolente, opiniâ-
tre & dénaturée ; elle mé-
priſe ſon mary, le traite
d'ignorant, & il n'y a
rien de bien penſé que ce
qu'elle imagine, & au
lieu de veiller à ſes af-
faires domeſtiques, elle
ne penſe qu'à remplir
des bouts rimez, qu'à
faire des vers, & à
une bonne place dans le
Mercure galant ; quoy-
que la femme qui aime
ſon mary ſemble eſtre
le meilleur partage, nean-
moins elle n'eſt pas la
moins incommode, &
la moins à charge ; le
mary dés qu'il eſt arri-
vé à un certain point,
n'a plus d'empreſſement
ny de tendreſſe pour ſa
femme ; cependant quand
ſa femme l'aime, elle
s'apperçoit bien-toſt de
louſie s'y meſle, ce ne
ſont nuit & jour que
reproches ; à l'entendre
parler le mary eſt un
traiſtre, un perfide & un
ſcelerat ; quelques inno-
centes que ſoient ſes ac-
tions, elles les explique
criminellement, & ſur
un leger ſoupçon, elle
écrit ou à un Mary ou
à un Galant que ſa fem-
me ou ſa Maiſtreſſe le
trahiſſent ; ſi ſon mary
rit ou raille avec elle, ou
qu'il meſnage quelque
nouvelle trahiſon, s'il
reſve ou s'il a du cha-
grim, c'eſt d'eſtre avec
elle, & de l'impatience
d'eſtre avec ſa Maiſtreſſe.
Vous avez oüy parler de
cette femme qui ſur le
ſoupçon qu'elle euſt
qu'un habit magnifique
que ſon mary s'eſtoit fait
faire eſtoit pour plaire à
une femme qui avoit
une garniture de ru-
bans de meſme couleur,
avant que le mary fut
levé : De cette autre
qui déguiſée en Laquais
ſuivoit ſon mary par
tout pour ſçavoir ſes in-
trigues ; Et de cette
autre qui tranſportée de
jalouſie alla attendre ſur
un grand chemin la
Maiſtreſſe de ſon mary,
& qui pour luy donner
du mépris & du dégout
de ſa perſonne fit com-
mettre ſur elle par ſon
ſalets des actions hon-
teuſes, & la fit traiter
comme une infâme pro-
ſtituée : Avoüez aprés
cela qu'un mary qui eſt
ainſi aimé de ſa femme
n'a pas peu à ſouffrir.
Vous outrez les caracte-
res, reprit Philogame,
une femme peut eſtre
ſage & devote ſans eſtre
chagrine & incommode ;
ſpirituelle ſans eſtre vi-
ſionnaire & ſuperbe, &
jalouſe. Il n'y a gueres
de femmes, repartit An-
tigame, qui ſe tiennent
dans ce juſte milieu, il y
entre toûjours de l'ex-
cés dans tout ce qu'elles
font. Pour moy, dit le
Commandeur de Fuiſſé,
ſi j'avois à choiſir une
femme, je la prendrois
jolie, ſpirituelle & en-
joüée ; je voudrois qu'el-
le aimaſt tous les plai-
ſirs, le jeu, le bal, la
chere, en un mot qu'el-
le ne penſaſt qu'à ſe
divertir. Vous raiſon-
nez en Commandeur,
répondit Antigame, c'eſt
à dire en homme d'une
profeſſion à changer de
femmes ; mais un mary
n'a pas cet avantage,
dés qu'il a poſſedé ſix
mois cette jolie femme ;
cette femme ſpirituelle
& enjoüée, qu'il l'a
veuë ſortir de ſon lit,
pâles, les yeux battus,
le viſage bridé d'une
cornette ſans ajuſtement,
& qu'il l'a entendu par-
ler & raiſonner dans
ces temps negligez, &
quand elle ne s'obſer-
ve point ou qu'elle eſt
chagrine : Adieu la ten-
dreſſe, adieu la conſi-
deration, adieu l'eſtime ;
il luy ôte la bourſe, il
luy refuſe l'argent qu'el-
le veut pour ſes habits,
pour ſon jeu ; il la gron-
de, il s'en plaint, il fait
lit à part ; elle s'apper-
çoit bien-toſt de ce
changement : Il faut
s'en vanger, dit-elle,
coliers, bagues, croix
de diamans, nippes,
bijoux & meubles, elle
met tout en gage pour
avoir de l'argent ; ne
ſuffit-il pas, il faut ſe
faire ſeparer, c'eſt un
diſſipateur, crie-t'elle
Maiſtreſſes en Ville, &
il a attenté à ma vie ;
enfin menſonges, arti-
fices & ſupporſitions,
tout eſt de ſaiſon pour
elle : Dans cet inter-
valle l'Amant officieux
tend les bras, elle s'y
jette : Cet Amant fait
comme le mary, il la
mépriſe, il s'en dé
goute & la quitte :
Elle en prend un au-
tre, & puis un autre ;
faveurs de Galant en
Galant, elle ſe perd de
reputation et d'honneur
dans le monde : Le mary
apprend tout cela, il
n'oſeroit s'en plaindre
en Juſtice, il ne trou-
veroit point de Té-
moins, & cette ſeule
plainte ſuffiroit pour le
faire ſuccomber dans la
demande en ſeparation,
& pour le faire con-
damner à reſtituer la dot
ſumé la meilleure partie.
Jugez aprés cela, s'il
y a de l'avantage à é-
pouſer une belle femme.
Eh bien ! épouſez la
donc ſotte & laide,
reprit le Commandeur.
Je n'aimerois point, re-
partit Antigame, à rou-
gir dans le monde des
ingenuitez & des ſotti-
ſes de ma femme. Pour
laide, je ne luy con-
ſeille pas, continua le
qu'elle payaſt, & cela
eſt d'une groſſe dépenſe
dans une maiſon. Vous
faites le difficile & le
beau raiſonneur, inter-
rompit la Comteſſe de
Réal, en s'adreſſant à
Antigame ; cependant
ce ſont les gens faits
comme vous qui y ſont
les plûtoſt pris, & à
dire les choſes comme je
les penſe, il eſt plus hon-
neſte & plus avantageux
rier, que d'y renon-
cer toute ſa vie : Oüy,
continua-t'elle, aprés
avoir vû la vie, & la
fin de Singamis &
d'Agamis, je conſeille-
ray toûjours à un hom-
me de ſe marier. Alors
toute la Compagnie qui
eſtoit partagée ſur le
ſentiment de Philogame
& d'Antigame eut la
curioſité d'en ſçavoir
l'Hiſtoire, & pria la
le recit, ce qu'elle fit en
ces termes.
Cul de lampe avec cupidons soutenant une corbeille de fleurs.
Madame de Seli-
ny parloit ainſi,
un Laquais vint l'avertir
II. Partie. K
110
Les Agréemens & les
que la Baronne de Char-donnay & la Comteſſe de
Réal, accompagnées du
Vicomte du Pin & du
Commandeur de Fuiſſé
venoient luy rendre viſi-
te : Ah ! Meſſieurs,
s'écria Madame de Seli-
ny, que vous allez avoir
de plaiſir d'entendre par-
ler ſur le ſujet de voſtre
converſation cette Com-
pagnie ; ces deux fem-
mes, outre qu'elles ſont
des plus jolies de Paris,
ont de l'eſprit comme
111
Chagrins du Mariage.
des Anges ; dans le mo-ment qu'elle parloit ainſi,
cette Compagnie entra ;
les premieres civilitez
faites & chacun placé,
l'Abbé Sophin prenant la
parole leur dit : Que nous
avions beſoin de vous,
Meſdames pour décider
une difficulté qui eſt
entre Philogame & An-
tigame ſur le Mariage ;
Philogame prétend qu'il
y a bien plus d'agrée-
ment, & moins de cha-
grins dans la vie d'un
K ij
112
Les Agréemens & les
homme marié, que d'unhomme qui ne l'eſt
point ; Antigame eſt
d'avis contraire. Qu'en
penſez-vous, Meſdames,
interrompit Madame de
Seliny. Cela dépend du
choix de la perſonne,
repartit la Baronne de
Chardonnay. Il eſt preſ-
que impoſſible, Mada-
me, reprit Antigame,
de bien choiſir dans un
temps où une fille ſe
déguiſe & paroiſt toute
autre qu'elle n'eſt, ou
113
Chagrins du Mariage.
qu'elle ſera, que cela ſefaſſe par temperament
ou par déguiſement,
l'on n'en ſouffre pas
moins. Une fille, con-
tinua la Baronne, de
quelque maniere qu'elle
s'obſerve, ne peut ſi bien
ſe démonter qu'elle ſe
dérobe aux yeux des
clairs-voyans. Eh bien !
Madame, reprit Anti-
game, quelle qualité ſou-
haitez-vous qu'elle ait
pour en faire une bonne
femme. Qu'elle ſoit ſage,
K iij
114
Les Agréemens & les
repartit la Baronne, de-vote, qu'elle ait de l'eſ-
prit, & qu'elle aime ſon
mary. J'en ay vû, re-
partit Antigame, quel-
ques-unes qui paſſoient
dans le monde pour
avoir toutes ces quali-
tez, & dont les maris
n'eſtoient pas plus heu-
reux ; quel chagrin,
quelle contrainte, un
mary n'a-t'il pas à ſouf-
frir d'une femme qui
paſſe pour eſtre ſage ;
elle eſt preſomptueuſe,
115
Chagrins du Mariage.
fiere, & remplie d'elle-meſme ; ſon mary ne
fait jamais rien de bien,
à tout moment elle com-
bat ſes ſentimens &
conduite ; elle veut tout
conduire, tout regler,
& s'imagine que ſon
mary (parce qu'elle ne
vit pas dans le déregle-
ment comme les autres
femmes) luy doit avoir
les dernieres obligations
d'une vertu dont ſa va-
nité doit ſeule luy tenir
compte : Le mary d'une
116
Les Agréemens & les
devote n'en aura pasmeilleur marché, elle ſe
laiſſera conduire par des
eſprits faux & intereſſez
qui broüilleront ſa cer-
velle, déregleront ſa
conduite, garniront ſon
alcove de teſte de mort,
la feront habiller d'une
maniere ſinguliere & ex-
traordinaire, & qui ſous
pretexte de devotion
l'engageront à faire jeû-
ner & mourir de faim
ſon mary, ſes enfans &
ſes domeſtiques, & à
117
Chagrins du Mariage.
faire par ſes bizarreries,& par ſes chagrins un
enfer de ſa maiſon ; une
femme ſpirituelle n'eſt
gueres moins à craindre ;
elle eſt inſolente, opiniâ-
tre & dénaturée ; elle mé-
priſe ſon mary, le traite
d'ignorant, & il n'y a
rien de bien penſé que ce
qu'elle imagine, & au
lieu de veiller à ſes af-
faires domeſtiques, elle
ne penſe qu'à remplir
des bouts rimez, qu'à
faire des vers, & à
118
Les Agréemens & les
chercher tous les moisune bonne place dans le
Mercure galant ; quoy-
que la femme qui aime
ſon mary ſemble eſtre
le meilleur partage, nean-
moins elle n'eſt pas la
moins incommode, &
la moins à charge ; le
mary dés qu'il eſt arri-
vé à un certain point,
n'a plus d'empreſſement
ny de tendreſſe pour ſa
femme ; cependant quand
ſa femme l'aime, elle
s'apperçoit bien-toſt de
119
Chagrins du Mariage.
ſon indifference ; la ja-louſie s'y meſle, ce ne
ſont nuit & jour que
reproches ; à l'entendre
parler le mary eſt un
traiſtre, un perfide & un
ſcelerat ; quelques inno-
centes que ſoient ſes ac-
tions, elles les explique
criminellement, & ſur
un leger ſoupçon, elle
écrit ou à un Mary ou
à un Galant que ſa fem-
me ou ſa Maiſtreſſe le
trahiſſent ; ſi ſon mary
rit ou raille avec elle, ou
120
Les Agréemens & les
la careſſe ; c'eſt, dit-elle,qu'il meſnage quelque
nouvelle trahiſon, s'il
reſve ou s'il a du cha-
grim, c'eſt d'eſtre avec
elle, & de l'impatience
d'eſtre avec ſa Maiſtreſſe.
Vous avez oüy parler de
cette femme qui ſur le
ſoupçon qu'elle euſt
qu'un habit magnifique
que ſon mary s'eſtoit fait
faire eſtoit pour plaire à
une femme qui avoit
une garniture de ru-
bans de meſme couleur,
jetta
121
Chagrins du Mariage.
jetta l'habit dans le feuavant que le mary fut
levé : De cette autre
qui déguiſée en Laquais
ſuivoit ſon mary par
tout pour ſçavoir ſes in-
trigues ; Et de cette
autre qui tranſportée de
jalouſie alla attendre ſur
un grand chemin la
Maiſtreſſe de ſon mary,
& qui pour luy donner
du mépris & du dégout
de ſa perſonne fit com-
mettre ſur elle par ſon
II. Partie. L
122
Les Agréemens & les
More, & par ſes autresſalets des actions hon-
teuſes, & la fit traiter
comme une infâme pro-
ſtituée : Avoüez aprés
cela qu'un mary qui eſt
ainſi aimé de ſa femme
n'a pas peu à ſouffrir.
Vous outrez les caracte-
res, reprit Philogame,
une femme peut eſtre
ſage & devote ſans eſtre
chagrine & incommode ;
ſpirituelle ſans eſtre vi-
ſionnaire & ſuperbe, &
123
Chagrins du Mariage.
aimer ſon mary ſans eſtrejalouſe. Il n'y a gueres
de femmes, repartit An-
tigame, qui ſe tiennent
dans ce juſte milieu, il y
entre toûjours de l'ex-
cés dans tout ce qu'elles
font. Pour moy, dit le
Commandeur de Fuiſſé,
ſi j'avois à choiſir une
femme, je la prendrois
jolie, ſpirituelle & en-
joüée ; je voudrois qu'el-
le aimaſt tous les plai-
ſirs, le jeu, le bal, la
L ij
124
Les Agréemens & les
promenade & la bonnechere, en un mot qu'el-
le ne penſaſt qu'à ſe
divertir. Vous raiſon-
nez en Commandeur,
répondit Antigame, c'eſt
à dire en homme d'une
profeſſion à changer de
femmes ; mais un mary
n'a pas cet avantage,
dés qu'il a poſſedé ſix
mois cette jolie femme ;
cette femme ſpirituelle
& enjoüée, qu'il l'a
veuë ſortir de ſon lit,
125
Chagrins du Mariage.
le tein jaune, les lévrespâles, les yeux battus,
le viſage bridé d'une
cornette ſans ajuſtement,
& qu'il l'a entendu par-
ler & raiſonner dans
ces temps negligez, &
quand elle ne s'obſer-
ve point ou qu'elle eſt
chagrine : Adieu la ten-
dreſſe, adieu la conſi-
deration, adieu l'eſtime ;
il luy ôte la bourſe, il
luy refuſe l'argent qu'el-
le veut pour ſes habits,
L iij
126
Les Agréemens & les
pour ſes ajuſtemens &pour ſon jeu ; il la gron-
de, il s'en plaint, il fait
lit à part ; elle s'apper-
çoit bien-toſt de ce
changement : Il faut
s'en vanger, dit-elle,
coliers, bagues, croix
de diamans, nippes,
bijoux & meubles, elle
met tout en gage pour
avoir de l'argent ; ne
ſuffit-il pas, il faut ſe
faire ſeparer, c'eſt un
diſſipateur, crie-t'elle
127
Chagrins du Mariage.
aux Juges, il a desMaiſtreſſes en Ville, &
il a attenté à ma vie ;
enfin menſonges, arti-
fices & ſupporſitions,
tout eſt de ſaiſon pour
elle : Dans cet inter-
valle l'Amant officieux
tend les bras, elle s'y
jette : Cet Amant fait
comme le mary, il la
mépriſe, il s'en dé
goute & la quitte :
Elle en prend un au-
tre, & puis un autre ;
128
Les Agréemens & les
& promenant ainſi ſesfaveurs de Galant en
Galant, elle ſe perd de
reputation et d'honneur
dans le monde : Le mary
apprend tout cela, il
n'oſeroit s'en plaindre
en Juſtice, il ne trou-
veroit point de Té-
moins, & cette ſeule
plainte ſuffiroit pour le
faire ſuccomber dans la
demande en ſeparation,
& pour le faire con-
damner à reſtituer la dot
129
Chagrins du Mariage.
dont ſa femme a con-ſumé la meilleure partie.
Jugez aprés cela, s'il
y a de l'avantage à é-
pouſer une belle femme.
Eh bien ! épouſez la
donc ſotte & laide,
reprit le Commandeur.
Je n'aimerois point, re-
partit Antigame, à rou-
gir dans le monde des
ingenuitez & des ſotti-
ſes de ma femme. Pour
laide, je ne luy con-
ſeille pas, continua le
130
Les Agréemens & les
Chevalier, il faudroitqu'elle payaſt, & cela
eſt d'une groſſe dépenſe
dans une maiſon. Vous
faites le difficile & le
beau raiſonneur, inter-
rompit la Comteſſe de
Réal, en s'adreſſant à
Antigame ; cependant
ce ſont les gens faits
comme vous qui y ſont
les plûtoſt pris, & à
dire les choſes comme je
les penſe, il eſt plus hon-
neſte & plus avantageux
131
Chagrins du Mariage.
à un homme de ſe ma-rier, que d'y renon-
cer toute ſa vie : Oüy,
continua-t'elle, aprés
avoir vû la vie, & la
fin de Singamis &
d'Agamis, je conſeille-
ray toûjours à un hom-
me de ſe marier. Alors
toute la Compagnie qui
eſtoit partagée ſur le
ſentiment de Philogame
& d'Antigame eut la
curioſité d'en ſçavoir
l'Hiſtoire, & pria la
132
Les Agréemens & les
Comteſſe de leur en fairele recit, ce qu'elle fit en
ces termes.
HISTOIRE
133
Chagrins du Mariage.
Bandeau fleuri.
HISTOIRE
HISTOIRE
DE
SINGAMIS
ET
D'AGAMIS
SIngamis & Agamis
eſtoient deux freres
ſortis d'une illuſtre Fa-
mille, leur fortune eſtoit
terres eſtoient ſubſti-
tuées à leurs enfans.
La meilleure amie que
leur mere eut au monde
eſtoit ma mere, en mou-
rant elle leur avoit or-
donné de ſuivre ſes ſen-
timens, ils s'en eſtoient
bien trouvez dans les
commencemens, ſi bien
qu'ils ne faiſoient point
d'affaires de conſequen-
ce ſans les luy commu-
niquer. L'âge auquel
Singamis & Agamis de-
rier eſtant arrivé, ma
mere leur en parla : Son
avis eſtoit qu'ils ſe ma-
riaſſent tous deux ; la
Religion, & les belles
terres qui leur eſtoient
ſubſtituées luy ſervoient
de raiſon ; ny l'un ny
l'autre n'y vouloient en-
tendre : Agamis qui é-
toit l'aiſné y avoit une
repugnance invincible
qu'elle ne pût ſurmont-
ter ; & à l'égard de Sin-
gamis, quoy qu'il fit
moins elle le ramena,
& ſe chargea du ſoin de
luy chercher une fem-
me ; voicy comment elle
s'y prit : Elle vouloit que
la femme euſt du bien,
mais elle ne s'arreſtoit
pas à un peu plus ou
un peu moins ; elle de-
mandoit ſur tout qu'elle
fut née d'une mere ſage
& vertueuſe qui luy eut
donné une bonne edu-
cation ; perſuadée que
la fille devoit avoir les
elle en eſtoit ſi préve-
nuë & l'avoit obſervé
ſi ſouvent, que quand
on luy parloit de la co-
quetterie de quelque jeu-
ne femme, elle ne man-
quoit jamais d'aller dé-
terrer ſa deffunte mere
pour faire voir que la
fille ne faiſoit rien que
la mere n'euſt fait ; elle
ne demandoit pas une
grande beauté, diſant
que les ſuites en eſtoient
dangereuſes, & pourvû
de choquant dans ſon
viſage & dans ſa taille,
& qu'elle eut l'air d'une
honneſte perſonne, elle
s'accommodoit du reſte ;
parce que, diſoit-elle,
que quelque dépourvûë
de beauté que ſoit une
fille, ſi elle eſt modeſte
& ſage, elle trouve
toûjours à qui plaire.
Elle eſtoit donc de l'avis
du je ne ſçay quoy,
interrompit le Vicomte
du Pin. Il eſtoit bien
quement la Comteſſe de
Réal, de m'interrom-
pre : Je declare que ſi
vous y revenez, je croi-
ray que mon Hiſtoire
fatigue, & je me tairay ;
Oüy, Monſieur le Vi-
comte, reprit-elle, en
ſoûriant, & en ſe remet-
tant de ſa bruſquerie :
Elle eſtoit tellement pré-
venuë que nous ſentions
les uns pour les autres
certain je ne ſçay quoy
d'amitié ou de haine,
terminer aux choix de
Sophronie dans laquelle
elle trouvoit toutes les
qualitez qu'elle deman-
doit pour faire une fem-
me raiſonnable ; elle voulut
ſçavoir, ſi le je
ne ſcay quoy ne ſeroit
point contraire à ſes deſ-
ſeins ; voicy comment
elle s'y prit. Un jour
ayant fait trouver à une
aſſemblée Singamis &
Sophronie ſans qu'ils ſe
connuſſent, & ſans qu'ils
de ſes deſſeins ; elle ſe
mit à railler Sophronie,
à la pouſſer vivement,
& à la tourner meſme
en ridicule ſur quelque
choſe ; ce n'eſtoit que
pour obſerver Singa-
mis, & ſçavoir ce qu'il
ſentiroit pour Sophro-
nie ; dans ce moment le
je ne ſcay quoy y eſtoit.
Le pauvre garçon ſouf-
froit plus que Sophro-
nie, il faiſoit tout de
ſon mieux pour la def-
avoüa de bonne-foy à
ma mere qu'il avoit eu
contre elle du chagrin
de la voir ſi mal mener
cette pauvre fille : Ma
mere ſans ſe découvrir
luy en fit de petits re-
proches, & luy diſant
qu'elle n'avoit rien de
beau, tira de luy un
aveu qu'elle luy plairoit
plus qu'un autre ; c'eſt
ce que ma mere deman-
doit ; elle ne luy fit plus
de miſtere de ſes deſſeins,
raiſon de tout ce qu'elle
avoit fait, elle le fit
conſentir à épouſer So-
phronie : Ce qu'il y a de
ſingulier eſt qu'encore
que pluſieurs autres jeu-
nes-gens euſſent pris le
party de Sophronie, con-
tre ma mere ; elle n'a-
voit de la reconnoiſſan-
ce, & n'eſtoit ſenſible
qu'à ce qu'avoit fait
Singamis, & ne pou-
voit s'empeſcher de s'en
loüer inceſſament ; com-
la ſuite, auſſi ne tarda‑
t'elle gueres à faire ce
mariage. Ah ! Antiga-
me, s'écria la Comteſſe
de Réal en cet endroit,
que vous changerez bien
de ſentimens quand vous
aurez vû les manieres
differentes de ces deux
freres dans le cours de
leurs vies & dans leurs
morts. Ce n'eſtoit que
douceurs, qu'agréemens,
que conſolations, que
repos de conſcience, &
mis ; que honte, que
mépris, que chagrins,
que deſeſpoir, que re-
mors pour Agamis, com-
me vous allez voir.
eſtoient deux freres
ſortis d'une illuſtre Fa-
mille, leur fortune eſtoit
II. Partie. M
134
Les Agréemens & les
conſiderable, de bellesterres eſtoient ſubſti-
tuées à leurs enfans.
La meilleure amie que
leur mere eut au monde
eſtoit ma mere, en mou-
rant elle leur avoit or-
donné de ſuivre ſes ſen-
timens, ils s'en eſtoient
bien trouvez dans les
commencemens, ſi bien
qu'ils ne faiſoient point
d'affaires de conſequen-
ce ſans les luy commu-
niquer. L'âge auquel
Singamis & Agamis de-
135
Chagrins du Mariage.
voient penſer à ſe ma-rier eſtant arrivé, ma
mere leur en parla : Son
avis eſtoit qu'ils ſe ma-
riaſſent tous deux ; la
Religion, & les belles
terres qui leur eſtoient
ſubſtituées luy ſervoient
de raiſon ; ny l'un ny
l'autre n'y vouloient en-
tendre : Agamis qui é-
toit l'aiſné y avoit une
repugnance invincible
qu'elle ne pût ſurmont-
ter ; & à l'égard de Sin-
gamis, quoy qu'il fit
M ij
136
Les Agréemens & les
fort le difficile, nean-moins elle le ramena,
& ſe chargea du ſoin de
luy chercher une fem-
me ; voicy comment elle
s'y prit : Elle vouloit que
la femme euſt du bien,
mais elle ne s'arreſtoit
pas à un peu plus ou
un peu moins ; elle de-
mandoit ſur tout qu'elle
fut née d'une mere ſage
& vertueuſe qui luy eut
donné une bonne edu-
cation ; perſuadée que
la fille devoit avoir les
137
Chagrins du Mariage.
inclinations de ſa mere ;elle en eſtoit ſi préve-
nuë & l'avoit obſervé
ſi ſouvent, que quand
on luy parloit de la co-
quetterie de quelque jeu-
ne femme, elle ne man-
quoit jamais d'aller dé-
terrer ſa deffunte mere
pour faire voir que la
fille ne faiſoit rien que
la mere n'euſt fait ; elle
ne demandoit pas une
grande beauté, diſant
que les ſuites en eſtoient
dangereuſes, & pourvû
M iij
138
Les Agréemens & les
qu'une fille n'eut riende choquant dans ſon
viſage & dans ſa taille,
& qu'elle eut l'air d'une
honneſte perſonne, elle
s'accommodoit du reſte ;
parce que, diſoit-elle,
que quelque dépourvûë
de beauté que ſoit une
fille, ſi elle eſt modeſte
& ſage, elle trouve
toûjours à qui plaire.
Elle eſtoit donc de l'avis
du je ne ſçay quoy,
interrompit le Vicomte
du Pin. Il eſtoit bien
139
Chagrins du Mariage.
neceſſaire, reprit bruſ-quement la Comteſſe de
Réal, de m'interrom-
pre : Je declare que ſi
vous y revenez, je croi-
ray que mon Hiſtoire
fatigue, & je me tairay ;
Oüy, Monſieur le Vi-
comte, reprit-elle, en
ſoûriant, & en ſe remet-
tant de ſa bruſquerie :
Elle eſtoit tellement pré-
venuë que nous ſentions
les uns pour les autres
certain je ne ſçay quoy
d'amitié ou de haine,
140
Les Agréemens & les
qu'avant que de ſe dé-terminer aux choix de
Sophronie dans laquelle
elle trouvoit toutes les
qualitez qu'elle deman-
doit pour faire une fem-
me raiſonnable ; elle voulut
ſçavoir, ſi le je
ne ſcay quoy ne ſeroit
point contraire à ſes deſ-
ſeins ; voicy comment
elle s'y prit. Un jour
ayant fait trouver à une
aſſemblée Singamis &
Sophronie ſans qu'ils ſe
connuſſent, & ſans qu'ils
141
Chagrins du Mariage.
euſſent la moindre veuë de ſes deſſeins ; elle ſe
mit à railler Sophronie,
à la pouſſer vivement,
& à la tourner meſme
en ridicule ſur quelque
choſe ; ce n'eſtoit que
pour obſerver Singa-
mis, & ſçavoir ce qu'il
ſentiroit pour Sophro-
nie ; dans ce moment le
je ne ſcay quoy y eſtoit.
Le pauvre garçon ſouf-
froit plus que Sophro-
nie, il faiſoit tout de
ſon mieux pour la def-
142
Les Agréemens & les
fendre, & en ſortant ilavoüa de bonne-foy à
ma mere qu'il avoit eu
contre elle du chagrin
de la voir ſi mal mener
cette pauvre fille : Ma
mere ſans ſe découvrir
luy en fit de petits re-
proches, & luy diſant
qu'elle n'avoit rien de
beau, tira de luy un
aveu qu'elle luy plairoit
plus qu'un autre ; c'eſt
ce que ma mere deman-
doit ; elle ne luy fit plus
de miſtere de ſes deſſeins,
143
Chagrins du Mariage.
& aprés luy avoir renduraiſon de tout ce qu'elle
avoit fait, elle le fit
conſentir à épouſer So-
phronie : Ce qu'il y a de
ſingulier eſt qu'encore
que pluſieurs autres jeu-
nes-gens euſſent pris le
party de Sophronie, con-
tre ma mere ; elle n'a-
voit de la reconnoiſſan-
ce, & n'eſtoit ſenſible
qu'à ce qu'avoit fait
Singamis, & ne pou-
voit s'empeſcher de s'en
loüer inceſſament ; com-
144
Les Agréemens & les
me ma mere apprit dansla ſuite, auſſi ne tarda‑
t'elle gueres à faire ce
mariage. Ah ! Antiga-
me, s'écria la Comteſſe
de Réal en cet endroit,
que vous changerez bien
de ſentimens quand vous
aurez vû les manieres
differentes de ces deux
freres dans le cours de
leurs vies & dans leurs
morts. Ce n'eſtoit que
douceurs, qu'agréemens,
que conſolations, que
repos de conſcience, &
que
145
Chagrins du Mariage.
que gloire pour Singa-mis ; que honte, que
mépris, que chagrins,
que deſeſpoir, que re-
mors pour Agamis, com-
me vous allez voir.
Sophronie eſtoit offi-
cieuſe, humble & diſ-
crette avec ſon mary ;
elle avoit dans ſon do-
meſtique une grande
douceur meſlée d'un peu
de ſeverité, avec laquel-
le elle ſçavoit ſe faire
aimer, & engageoit un
chacun à faire ſon de-
ny quereller ; & ſi quel-
que choſe n'alloit pas
dans l'ordre, avec des
raiſons fines, & adroite-
ment inſpirées, elle ra-
menoit les eſprits & les
portoit à ſe faire juſtice
les premiers ; il ne ſe
pouvoit qu'avec une
conduite auſſi honneſte
& auſſi engageante, elle
ne touchaſt le cœur de
Singamis : Cependant
pour eſtre marié, il ne
laiſſoit pas d'avoir quel-
res inclinations, ſoit
pour la table, ſoit pour
le jeu, ſoit pour ſes
anciennes Maiſtreſſes.
Singamis aimoit à re-
galer ſes amis, Sophro-
nie les recevoit le mieux
du monde ; elle avoit
doûjours un viſage ou-
vert & riant ; elle diſoit
cent jolies choſes, &
tout eſtoit ſi bien or-
donné chez-elle, qu'ils
s'y plaiſoient plus que
par tout ailleurs. Quand
jeu fort tard, elle eſtoit
la premiere à luy ouvrir
la porte avec un air gay
& careſſant, & s'il ſe
plaignoit de ce qu'elle
ne s'eſtoit point cou-
chée, elle luy répon-
doit que ſes Domeſti-
ques avoient veillez les
nuits precedentes, &
qu'elle vouloit veiller à
ſon tour, afin qu'ils fuſ-
ſent plus en eſtat de luy
rendre ſervice le lende-
main ; qu'elle pouroit
qu'enfin elle eſtoit bien‑
aiſe de boire avec luy
Lorzat, le Sorbec11, ou
la liqueur qui eſtoit de
ſaiſon, & qu'elle avoit
ſoin de tenir toûjours
preſte à ſon arrivée ; ſi
elle remarquoit ſur le
viſage de ſon mary quel-
que chagrin pour la
perte qu'il avoit faite
au jeu, ſans témoigner
qu'elle s'en appercevoit,
elle luy parloit de gens
qui devoient luy appor-
& tournoit toûjours l'é-
tat de leurs affaires du
meilleur coſté ; ce qu'el-
le avoit le plus de peine
à digerer eſtoit le com-
merce de ſon mary avec
ſes anciennes Maiſtreſ-
ſes, elle ne s'en plai-
gnoit point, & ne luy
en faiſoit pas un plus
meſchant viſage ; mais
quand elle avoit fait
quelque nouvelle dé-
couverte là-deſſus, elle
ſe retiroit dans ſon cabi-
Si ſon mary la ſurpre-
noit en cet eſtat eſſuyant
promptement ſes yeux
& cachant ſa douleur,
elle reprenoit ſon pre-
mier viſage, & vivoit
également avec luy ; &
ſi Singamis vouloit aller
au devant & ſe juſti-
fier, elle recevoit tout ce
qu'il diſoit d'un air doux
& ſoûmis, luy faiſoit
entendre qu'elle ne ſe
croyoit pas aſſez de me-
rite pour le poſſeder tout
pas née pour un ſi grand
bon-heur. Quoy qu'une
conduite auſſi ſage, &
auſſi touchante que celle
de Sophronie fut capa-
ble de retirer Singamis
de toutes ſes jeuneſſes &
de ſes libertinages ; un
fils & une fille qu'elle
avoit de luy, & auſquels
elle avoit donné une tres‑
belle education luy fu-
rent d'un grand ſecours :
Ces Enfans chantoient,
danſoient & joüoient
ils ſçavoient le Blazon12,
la Geographie, la Chro-
nologie & l'Hiſtoire.
Admirez, je vous prie,
combien une femme
honneſte, ſpirituelle &
aidée par des Enfans ai-
mables, & bien élevez
a de pouvoir ſur l'eſprit
de ſon mary pour le ra-
mener à ſon devoir :
Cét homme qui n'aimoit
que le gros jeu, les
grands repas, les femmes
& la débauche, ne joüe
ne veut plus manger que
dans ſa maiſon, & ne
peut plus ſouffrir d'au-
tre compagnie que celle
de ſa femme. Je ne puis,
diſoit-il, ſouvent à ma
mere, je ne puis aſſez
admirer mon change-
ment ; j'ay fait ce que
j'ay pû avant que d'eſtre
marié pour me guerir
de la paſſion du jeu ;
j'eſtois inceſſament au
Cabaret, & parmy les
femmes, nonobſtant les
faiſois, & les remors que
j'en ſouffrois ; & preſen-
tement j'ay un ſi grand
dégouſt, & une ſi gran-
de horreur pour ces ſor-
tes de choſes, que je ne
puis concevoir quelle
ſatisfaction j'y trouvois
alors ; mon unique plai-
ſir eſt d'eſtre avec ma
femme & mes Enfans ;
je paſſe les journées le
plus agreablement du
monde à les voir joüer
& ſe careſſer, & toute
qu'à leur donner une
belle education, & qu'à
leur faire une groſſe for-
tune. Comme la Com-
teſſe de Réal parloit ainſi,
la Baronne de Chardon-
nay prenant la parole,
luy dit, Madame l'on
ne peut avoir plus de
plaiſir que nous en avons
à vous entendre, &
noſtre party eſt pris de
ne vous point quitter
que nous n'ayons oüy la
fin de voſtre Hiſtoire,
Comedie approche, &
que nous nous ſoyons
engagez à nous y trou-
ver, comme vous ſçavez.
Je vous entens, reprit la
Comteſſe de Réal, vous
voulez que je finiſſe ; je
vous obéïray, Madame,
auſſi bien Antigame ſouf-
fre trop au recit des plai-
ſirs que Singamis a trou-
vez dans le mariage ; mais
qu'il ne s'y trompe pas,
je le tiens encore plus mal
diverty dans tout ce que
pitre d'Agamis.
cieuſe, humble & diſ-
crette avec ſon mary ;
elle avoit dans ſon do-
meſtique une grande
douceur meſlée d'un peu
de ſeverité, avec laquel-
le elle ſçavoit ſe faire
aimer, & engageoit un
chacun à faire ſon de-
II. Partie. N
146
Les Agréemens & les
voir, ſans jamais crierny quereller ; & ſi quel-
que choſe n'alloit pas
dans l'ordre, avec des
raiſons fines, & adroite-
ment inſpirées, elle ra-
menoit les eſprits & les
portoit à ſe faire juſtice
les premiers ; il ne ſe
pouvoit qu'avec une
conduite auſſi honneſte
& auſſi engageante, elle
ne touchaſt le cœur de
Singamis : Cependant
pour eſtre marié, il ne
laiſſoit pas d'avoir quel-
147
Chagrins du Mariage.
que reſte de ſes premie-res inclinations, ſoit
pour la table, ſoit pour
le jeu, ſoit pour ſes
anciennes Maiſtreſſes.
Singamis aimoit à re-
galer ſes amis, Sophro-
nie les recevoit le mieux
du monde ; elle avoit
doûjours un viſage ou-
vert & riant ; elle diſoit
cent jolies choſes, &
tout eſtoit ſi bien or-
donné chez-elle, qu'ils
s'y plaiſoient plus que
par tout ailleurs. Quand
N ij
148
Les Agréemens & les
Singamis revenoit dujeu fort tard, elle eſtoit
la premiere à luy ouvrir
la porte avec un air gay
& careſſant, & s'il ſe
plaignoit de ce qu'elle
ne s'eſtoit point cou-
chée, elle luy répon-
doit que ſes Domeſti-
ques avoient veillez les
nuits precedentes, &
qu'elle vouloit veiller à
ſon tour, afin qu'ils fuſ-
ſent plus en eſtat de luy
rendre ſervice le lende-
main ; qu'elle pouroit
149
Chagrins du Mariage.
dormir la matinée, &qu'enfin elle eſtoit bien‑
aiſe de boire avec luy
Lorzat, le Sorbec11, ou
la liqueur qui eſtoit de
ſaiſon, & qu'elle avoit
ſoin de tenir toûjours
preſte à ſon arrivée ; ſi
elle remarquoit ſur le
viſage de ſon mary quel-
que chagrin pour la
perte qu'il avoit faite
au jeu, ſans témoigner
qu'elle s'en appercevoit,
elle luy parloit de gens
qui devoient luy appor-
N iij
150
Les Agréemens & les
ter bien-toſt de l'argent,& tournoit toûjours l'é-
tat de leurs affaires du
meilleur coſté ; ce qu'el-
le avoit le plus de peine
à digerer eſtoit le com-
merce de ſon mary avec
ſes anciennes Maiſtreſ-
ſes, elle ne s'en plai-
gnoit point, & ne luy
en faiſoit pas un plus
meſchant viſage ; mais
quand elle avoit fait
quelque nouvelle dé-
couverte là-deſſus, elle
ſe retiroit dans ſon cabi-
151
Chagrins du Mariage.
net & fondoit en larmes.Si ſon mary la ſurpre-
noit en cet eſtat eſſuyant
promptement ſes yeux
& cachant ſa douleur,
elle reprenoit ſon pre-
mier viſage, & vivoit
également avec luy ; &
ſi Singamis vouloit aller
au devant & ſe juſti-
fier, elle recevoit tout ce
qu'il diſoit d'un air doux
& ſoûmis, luy faiſoit
entendre qu'elle ne ſe
croyoit pas aſſez de me-
rite pour le poſſeder tout
152
Les Agréemens & les
entier, & qu'elle n'eſtoitpas née pour un ſi grand
bon-heur. Quoy qu'une
conduite auſſi ſage, &
auſſi touchante que celle
de Sophronie fut capa-
ble de retirer Singamis
de toutes ſes jeuneſſes &
de ſes libertinages ; un
fils & une fille qu'elle
avoit de luy, & auſquels
elle avoit donné une tres‑
belle education luy fu-
rent d'un grand ſecours :
Ces Enfans chantoient,
danſoient & joüoient
153
Chagrins du Mariage.
fort bien du Claveſin ;ils ſçavoient le Blazon12,
la Geographie, la Chro-
nologie & l'Hiſtoire.
Admirez, je vous prie,
combien une femme
honneſte, ſpirituelle &
aidée par des Enfans ai-
mables, & bien élevez
a de pouvoir ſur l'eſprit
de ſon mary pour le ra-
mener à ſon devoir :
Cét homme qui n'aimoit
que le gros jeu, les
grands repas, les femmes
& la débauche, ne joüe
154
Les Agréemens & les
plus qu'avec ſes Enfans,ne veut plus manger que
dans ſa maiſon, & ne
peut plus ſouffrir d'au-
tre compagnie que celle
de ſa femme. Je ne puis,
diſoit-il, ſouvent à ma
mere, je ne puis aſſez
admirer mon change-
ment ; j'ay fait ce que
j'ay pû avant que d'eſtre
marié pour me guerir
de la paſſion du jeu ;
j'eſtois inceſſament au
Cabaret, & parmy les
femmes, nonobſtant les
155
Chagrins du Mariage.
reproches que je m'enfaiſois, & les remors que
j'en ſouffrois ; & preſen-
tement j'ay un ſi grand
dégouſt, & une ſi gran-
de horreur pour ces ſor-
tes de choſes, que je ne
puis concevoir quelle
ſatisfaction j'y trouvois
alors ; mon unique plai-
ſir eſt d'eſtre avec ma
femme & mes Enfans ;
je paſſe les journées le
plus agreablement du
monde à les voir joüer
& ſe careſſer, & toute
156
Les Agréemens & les
mon ambition ne tendqu'à leur donner une
belle education, & qu'à
leur faire une groſſe for-
tune. Comme la Com-
teſſe de Réal parloit ainſi,
la Baronne de Chardon-
nay prenant la parole,
luy dit, Madame l'on
ne peut avoir plus de
plaiſir que nous en avons
à vous entendre, &
noſtre party eſt pris de
ne vous point quitter
que nous n'ayons oüy la
fin de voſtre Hiſtoire,
quoy
157
Chagrins du Mariage.
quoy que l'heure de laComedie approche, &
que nous nous ſoyons
engagez à nous y trou-
ver, comme vous ſçavez.
Je vous entens, reprit la
Comteſſe de Réal, vous
voulez que je finiſſe ; je
vous obéïray, Madame,
auſſi bien Antigame ſouf-
fre trop au recit des plai-
ſirs que Singamis a trou-
vez dans le mariage ; mais
qu'il ne s'y trompe pas,
je le tiens encore plus mal
diverty dans tout ce que
II. Partie. O
158
Les Agréemens & les
j'ay à luy dire ſur le Cha-pitre d'Agamis.
Pour finir, continua
la Comteſſe, Singamis
& Sophronie ayans mis
toute leur occupation &
leur plaiſir à former l'eſ-
prit, & le cœur de leur
fils & de leur fille, & à
leur amaſſer du bien, en
firent des perſonnes ache-
vées, les rendirent les
meilleurs partis de Paris,
& les marierent à des
perſonnes qui apparte-
noient aux Miniſtres,
grande élevation dans le
monde ; & fit que Sin-
gamis ayant eu occaſion
de faire connoiſtre ſon
merite, le Roy luy don-
na un employ conſide-
rable dans lequel il vieil-
lit avec honneur, &
mourut avec conſtance
& avec fermeté entre les
bras de ſa femme qui le
conſoloit dans ſes der-
niers momens, en luy
diſant que ce n'eſtoit pas
mourir que de laiſſer au
comme les ſiens. Aprés
ſa mort Sophronie diſ-
poſa de ſes biens, & ſe
retira dans un Convent,
où elle mourut en odeur
de ſainteté.
la Comteſſe, Singamis
& Sophronie ayans mis
toute leur occupation &
leur plaiſir à former l'eſ-
prit, & le cœur de leur
fils & de leur fille, & à
leur amaſſer du bien, en
firent des perſonnes ache-
vées, les rendirent les
meilleurs partis de Paris,
& les marierent à des
perſonnes qui apparte-
noient aux Miniſtres,
159
Chagrins du Mariage.
ce qui leur donna unegrande élevation dans le
monde ; & fit que Sin-
gamis ayant eu occaſion
de faire connoiſtre ſon
merite, le Roy luy don-
na un employ conſide-
rable dans lequel il vieil-
lit avec honneur, &
mourut avec conſtance
& avec fermeté entre les
bras de ſa femme qui le
conſoloit dans ſes der-
niers momens, en luy
diſant que ce n'eſtoit pas
mourir que de laiſſer au
O ij
160
Les Agréemens & les
monde des Enfans faitscomme les ſiens. Aprés
ſa mort Sophronie diſ-
poſa de ſes biens, & ſe
retira dans un Convent,
où elle mourut en odeur
de ſainteté.
Vous venez de voir,
continua la Comteſſe,
la vie & la mort de
Singamis, qui s'eſtoit
marié par le conſeil de
ma mere ; vous allez
oüir la vie & la mort
d'Agamis ſon frere qui
ne voulut jamais y en-
jugerez ſi je n'ay pas
raiſon de conſeiller le
mariage.
continua la Comteſſe,
la vie & la mort de
Singamis, qui s'eſtoit
marié par le conſeil de
ma mere ; vous allez
oüir la vie & la mort
d'Agamis ſon frere qui
ne voulut jamais y en-
161
Chagrins du Mariage.
tendre ; aprés quoy vousjugerez ſi je n'ay pas
raiſon de conſeiller le
mariage.
Agamis jeune, bien
fait, riche, de qualité,
galant, ſans femmes, &
ſur le pied de ne vouloir
jamais ſe marier, ne
manqua pas de trouver
de ces ſortes de bonnes
fortunes aprés leſquelles
les jeunes gens courent
avec tant d'avidité ;
cependant paſſer des
heures entieres caché
ques fois dans une ar-
moire, ſans oſer preſ-
que reſpirer ; d'autres-
fois deſcendre prompte-
ment avec des draps
noüez par la feneſtre
d'une chambre dans la
ruë à la faveur des tene-
bres, & dans la crainte
d'eſtre ſurpris par le
Guet : Entendre en ſe
retirant chez ſoy ſifler
à ſes oreilles les balles
de mouſquet, eſtre at-
taqué par des Aſſaſſins ;
de Maiſtreſſes, Mede-
cin, Chirurgien, la pluſ-
part du temps aux
trouſſes furent des rai-
ſons qui rebuterent Aga-
mis de ces pretenduës
bonnes fortunes, & luy
firent prendre la reſolu-
tion de s'attacher à une
ſeule perſonne avec la-
quelle il s'imaginoit pou-
voir mener une vie
agreable & tranquile :
Il jetta les yeux ſur
Scortine qui eſtoit une
d'une mere peu com-
mode pour le bien, &
femme à tout ſouffrir
pour un bon repas ou
pour le moindre profit ;
la friponne de Scortine
joüa bien ſon rôlle, ce
n'eſtoit pas une grande
beauté, mais elle avoit
dans ſon air & dans ſes
manieres je ne ſçay quoy
de tendre, & de tou-
chant qui engagoit ;
auſſi fit-elle faire bien
du chemin à Agamis.
priſe pour la fille de
France la plus ſage, &
elle avoit déja trompé
bien des gens qui l'a-
voient regardée comme
une bonne fortune :
Agamis donna dans le
piege plus avant que
tous les autres ; Billets 13
doux, vers, declarations
d'amour, Comedies,
Opera, bagues, croix de
diamans, & coliers de
perles ; enfin tout fut
mis en uſage avant que
core luy fit-elle entendre
qu'elle ne ſe rendoit qu'à
la violente paſſion qu'el-
le avoit pour luy. Un
jour comme elle eſtoit
preſſée (jugez du ca-
ractere de cette artifi-
cieuſe elle ſe jetta aux
pieds d'Agamis, luy
proteſta qu'elle n'avoit
jamais aimé perſonna au-
tant qu'elle l'aimoit, &
luy ſerrant les genoux &
fondant en larmes, elle
le prioit inſtament de
ſant un meſchant uſage
de la tendreſſe qu'elle
avoit pour luy. Ce diſ-
cours arreſta tout court
Agamis, il eſtoit enne-
my des violences. Vous
ne m'aimeriez plus, mon
cher, continua-t'elle, &
enſuite ſe levant com-
me triomphante, elle
ſa va jetter dans un fau-
teüil d'où elle regardoit
Agamis avec des yeux
inſultans : Le pauvre
Garçon m'a avoüé depuis
point d'aller luy deman-
der pardon, lors que
Scortine ſe mettant à
rouller des yeux languiſ-
ſans feignit de s'éva-
noüir : Agamis vint à
ſon ſecours, & inſen-
ſiblement oubliant ſa
vertu, il ſe laiſſa aller au
tranſport de ſon amour.
Non ! Lucrece violée ne
fit point voir des ſenti-
mens de douleur & de
vangeance ſi vifs, & ſi
ardens ; vingt fois elle
& vingt fois elle feignit
de vouloir ſe tuer. La
fourbe, l'artificieuſe,
c'eſtoit pour donner une
plus grande idée d'elle à
Agamis.
fait, riche, de qualité,
galant, ſans femmes, &
ſur le pied de ne vouloir
jamais ſe marier, ne
manqua pas de trouver
de ces ſortes de bonnes
fortunes aprés leſquelles
les jeunes gens courent
avec tant d'avidité ;
cependant paſſer des
heures entieres caché
O iij
162
Les Agréemens & les
dans un cabinet & quel-ques fois dans une ar-
moire, ſans oſer preſ-
que reſpirer ; d'autres-
fois deſcendre prompte-
ment avec des draps
noüez par la feneſtre
d'une chambre dans la
ruë à la faveur des tene-
bres, & dans la crainte
d'eſtre ſurpris par le
Guet : Entendre en ſe
retirant chez ſoy ſifler
à ſes oreilles les balles
de mouſquet, eſtre at-
taqué par des Aſſaſſins ;
163
Chagrins du Mariage.
ingratitude & infidelitéde Maiſtreſſes, Mede-
cin, Chirurgien, la pluſ-
part du temps aux
trouſſes furent des rai-
ſons qui rebuterent Aga-
mis de ces pretenduës
bonnes fortunes, & luy
firent prendre la reſolu-
tion de s'attacher à une
ſeule perſonne avec la-
quelle il s'imaginoit pou-
voir mener une vie
agreable & tranquile :
Il jetta les yeux ſur
Scortine qui eſtoit une
164
Les Agréemens & les
fille ſous la conduite d'une mere peu com-
mode pour le bien, &
femme à tout ſouffrir
pour un bon repas ou
pour le moindre profit ;
la friponne de Scortine
joüa bien ſon rôlle, ce
n'eſtoit pas une grande
beauté, mais elle avoit
dans ſon air & dans ſes
manieres je ne ſçay quoy
de tendre, & de tou-
chant qui engagoit ;
auſſi fit-elle faire bien
du chemin à Agamis.
165
Chagrins du Mariage.
A la voir vous l'auriezpriſe pour la fille de
France la plus ſage, &
elle avoit déja trompé
bien des gens qui l'a-
voient regardée comme
une bonne fortune :
Agamis donna dans le
piege plus avant que
tous les autres ; Billets 13
doux, vers, declarations
d'amour, Comedies,
Opera, bagues, croix de
diamans, & coliers de
perles ; enfin tout fut
mis en uſage avant que
166
Les Agréemens & les
d'écouter Agamis : En-core luy fit-elle entendre
qu'elle ne ſe rendoit qu'à
la violente paſſion qu'el-
le avoit pour luy. Un
jour comme elle eſtoit
preſſée (jugez du ca-
ractere de cette artifi-
cieuſe elle ſe jetta aux
pieds d'Agamis, luy
proteſta qu'elle n'avoit
jamais aimé perſonna au-
tant qu'elle l'aimoit, &
luy ſerrant les genoux &
fondant en larmes, elle
le prioit inſtament de
167
Chagrins du Mariage.
ne la point perdre en fai-ſant un meſchant uſage
de la tendreſſe qu'elle
avoit pour luy. Ce diſ-
cours arreſta tout court
Agamis, il eſtoit enne-
my des violences. Vous
ne m'aimeriez plus, mon
cher, continua-t'elle, &
enſuite ſe levant com-
me triomphante, elle
ſa va jetter dans un fau-
teüil d'où elle regardoit
Agamis avec des yeux
inſultans : Le pauvre
Garçon m'a avoüé depuis
168
Les Agréemens & les
qu'il avoit eſté ſur lepoint d'aller luy deman-
der pardon, lors que
Scortine ſe mettant à
rouller des yeux languiſ-
ſans feignit de s'éva-
noüir : Agamis vint à
ſon ſecours, & inſen-
ſiblement oubliant ſa
vertu, il ſe laiſſa aller au
tranſport de ſon amour.
Non ! Lucrece violée ne
fit point voir des ſenti-
mens de douleur & de
vangeance ſi vifs, & ſi
ardens ; vingt fois elle
ſauta
169
Chagrins du Mariage.
ſauta à l'épée d'Agamis,& vingt fois elle feignit
de vouloir ſe tuer. La
fourbe, l'artificieuſe,
c'eſtoit pour donner une
plus grande idée d'elle à
Agamis.
Vous jugez bien qu'a-
yant commencé par ce
premier perſonnage, elle
en fit bien d'autres. A
en juger par les appa-
rences, elle avoit une
inclination pour Agamis
au de-là de tout ce que
l'on peut concevoir, au
moindre chagrin qu'il
avoit, elle eſtoit deſo-
lée. Non jamais fille n'a
paru ſi deſintereſſée ;
elle auroit, diſoit-elle,
ſacrifié, biens, vie &
honneur pour luy ; elle
avoit haï generalement
tous les hommes, &
elle ne pouvoit con-
cevoir comment elle
avoit eſté capable d'une
ſi violente paſſion pour
Agamis ; cependant tout
cela n'eſtoit qu'artifice,
l'intereſt ſeul avoit part ;
& ce n'eſtoit pas une
affaire pour elle d'entre-
tenir deux & trois hom-
mes ; cependant le pau-
vre Agamis donnoit groſ-
ſierement dans le pan-
neau, il ſe croyoit le
plus heureux de tous les
hommes d'avoir trouvé
une perſonne ſi raiſon-
nable, ſi vertueuſe, &
qui l'aimoit ſi tendre-
ment ; ce qui fit qu'il ſe
détacha de tout autre
ner entierement à elle ;
dés qu'elle s'en fut ap-
perçûë, elle commença
par ſe rendre Maiſtreſſe
de ſa maiſon, elle y mit
des Domesſtiques de ſa
main ; elle voulut avoir
la bource en faiſant la
bonne Econome, & meſ-
nagea ſon eſprit de telle
ſorte qu'elle le broüilla
avec ſa famille, & le fit
rompre avec tous ſes
anciens amis. Enfin tout
n'alloit chez luy que par
euſt un fils, le mal-heu-
reux Agamis en eſtoit
fol, il ne penſoit qu'à
tromper la loy pour le
rendre Maiſtre de tout
ſon bien aprés ſa mort :
Scortine profitant de
cette occaſion, luy fit
faire dans une maladie
qu'il eut pluſieurs Obli-
gations à ſon profit, &
à celuy de quelques-uns
de ſes Galans : Agamis
croyoit de ne rien riſ-
quer eſtant maiſtre des
cluſion le fils de Scor-
tine donna mille cha-
grins à Agamis ; il paſ-
ſoit les journées entieres
dans le cabaret, & dans
de meſchans lieux ; il ne
frequentoit que des Fi-
loux : tantoſt on le rap-
portoit plein de vin, &
ſans connoiſſance ; d'au-
tresfois dangereuſement
bleſſé ; un autre jour il
faloit le cacher, parce
qu'il avoit bleſſé ou tué
quelqu'un ; d'autresfois
& à la veille d'une con-
damnation honteuſe &
infâme. Enfin il pouſſa
ſi loin ſa brutalité qu'il
voulut battre, & meſme
tuer pluſieurs fois Scor-
tine & Agamis. Scor-
tine ne veſcut pas mieux
dans la ſuite que ſon fils ;
elle ſe donna à mille
Coquins avec leſquels
elle beuvoit, & faiſoit
cent autres infamies qui
acheverent de perdre ſa
reputation & de ruiner
qua ſon mal à Agamis
qui commença à le re-
connoiſtre, & voulut
prendre des meſures pour
ſe tirer de ſes mains ;
mais elle s'en apperçu,
ce qui fit qu'elle luy
donna un poiſon lent,
luy vola la clef de ſon
cabinet, & prit ſon
argent, & toutes les
Obligations qu'il avoit
ſignées pendant ſa mala-
die ; ſe retira de la mai-
ſon d'Agamis, & en
elle fit ſaiſir tous ſes
biens, & l'en dépoüilla
entierement ; de ſorte
que le pauvre Agamis
abandonné & mépriſé
de tout le monde, gâté
& perdu par les maux,
& par le poiſon qu'elle
luy avoit donné, mou-
rut dans une extrême
miſere & dans le dernier
deſeſpoir.
yant commencé par ce
premier perſonnage, elle
en fit bien d'autres. A
en juger par les appa-
rences, elle avoit une
inclination pour Agamis
au de-là de tout ce que
l'on peut concevoir, au
II. Partie. P
170
Les Agréemens & les
moindre petit mal, oumoindre chagrin qu'il
avoit, elle eſtoit deſo-
lée. Non jamais fille n'a
paru ſi deſintereſſée ;
elle auroit, diſoit-elle,
ſacrifié, biens, vie &
honneur pour luy ; elle
avoit haï generalement
tous les hommes, &
elle ne pouvoit con-
cevoir comment elle
avoit eſté capable d'une
ſi violente paſſion pour
Agamis ; cependant tout
cela n'eſtoit qu'artifice,
171
Chagrins du Mariage.
& que fourberie, oùl'intereſt ſeul avoit part ;
& ce n'eſtoit pas une
affaire pour elle d'entre-
tenir deux & trois hom-
mes ; cependant le pau-
vre Agamis donnoit groſ-
ſierement dans le pan-
neau, il ſe croyoit le
plus heureux de tous les
hommes d'avoir trouvé
une perſonne ſi raiſon-
nable, ſi vertueuſe, &
qui l'aimoit ſi tendre-
ment ; ce qui fit qu'il ſe
détacha de tout autre
P ij
172
Les Agréemens & les
engagement pour ſe don-ner entierement à elle ;
dés qu'elle s'en fut ap-
perçûë, elle commença
par ſe rendre Maiſtreſſe
de ſa maiſon, elle y mit
des Domesſtiques de ſa
main ; elle voulut avoir
la bource en faiſant la
bonne Econome, & meſ-
nagea ſon eſprit de telle
ſorte qu'elle le broüilla
avec ſa famille, & le fit
rompre avec tous ſes
anciens amis. Enfin tout
n'alloit chez luy que par
173
Chagrins du Mariage.
l'ordre de Scortine : Elleeuſt un fils, le mal-heu-
reux Agamis en eſtoit
fol, il ne penſoit qu'à
tromper la loy pour le
rendre Maiſtre de tout
ſon bien aprés ſa mort :
Scortine profitant de
cette occaſion, luy fit
faire dans une maladie
qu'il eut pluſieurs Obli-
gations à ſon profit, &
à celuy de quelques-uns
de ſes Galans : Agamis
croyoit de ne rien riſ-
quer eſtant maiſtre des
P iij
174
Les Agréemens & les
Obligations. Pour con-cluſion le fils de Scor-
tine donna mille cha-
grins à Agamis ; il paſ-
ſoit les journées entieres
dans le cabaret, & dans
de meſchans lieux ; il ne
frequentoit que des Fi-
loux : tantoſt on le rap-
portoit plein de vin, &
ſans connoiſſance ; d'au-
tresfois dangereuſement
bleſſé ; un autre jour il
faloit le cacher, parce
qu'il avoit bleſſé ou tué
quelqu'un ; d'autresfois
175
Chagrins du Mariage.
il eſtoit dans les cachots,& à la veille d'une con-
damnation honteuſe &
infâme. Enfin il pouſſa
ſi loin ſa brutalité qu'il
voulut battre, & meſme
tuer pluſieurs fois Scor-
tine & Agamis. Scor-
tine ne veſcut pas mieux
dans la ſuite que ſon fils ;
elle ſe donna à mille
Coquins avec leſquels
elle beuvoit, & faiſoit
cent autres infamies qui
acheverent de perdre ſa
reputation & de ruiner
176
Les Agréemens & les
ſa ſanté ; elle communi-qua ſon mal à Agamis
qui commença à le re-
connoiſtre, & voulut
prendre des meſures pour
ſe tirer de ſes mains ;
mais elle s'en apperçu,
ce qui fit qu'elle luy
donna un poiſon lent,
luy vola la clef de ſon
cabinet, & prit ſon
argent, & toutes les
Obligations qu'il avoit
ſignées pendant ſa mala-
die ; ſe retira de la mai-
ſon d'Agamis, & en
177
Chagrins du Mariage.
vertu de ces Obligations, elle fit ſaiſir tous ſes
biens, & l'en dépoüilla
entierement ; de ſorte
que le pauvre Agamis
abandonné & mépriſé
de tout le monde, gâté
& perdu par les maux,
& par le poiſon qu'elle
luy avoit donné, mou-
rut dans une extrême
miſere & dans le dernier
deſeſpoir.
La Comteſſe de Réal
n'eut pas ſi-toſt ceſſé de
parler, que toute la Com-
le mariage, & fut du
ſentiment de Philoga-
me. La Marquiſe de
Seliny ſe declara plus
fortement que les au-
tres, elle diſoit qu'une
honneſte femme a toû-
jours dans le cœur de
certains ſentimens de
vertu qui donnent in-
comparablement plus de
ſatisfaction que les ma-
nieres déreglées d'une
Concubine, & que l'en-
fant legitime ſe ſent
de ſon origine ; au lieu
que l'enfant naturel ex-
prime le plus ſouvent
dans ſes actions la honte
de ſa naiſſance, & le
déreglement des mœurs
corrompuës de ſon pere
& de ſa mere ; & finit
en diſant d'un ton rail-
leur & piquant, qu'il
faloit avoir l'eſprit d'un
caractere bien extraordi-
naire, & bien bizarre
pour ſoûtenir une opi-
nion contraire : Anti-
perſiſter dans ſon avis ;
il prétendoit meſme que
l'on n'avoit jamais vû
d'enfant naturel ny de
Concubine, commettre
des actions auſſi énor-
me & auſſi dénaturées
que celles qui avoient
eſté commiſes par des
enfans, & des femmes
legitimes. N'avons-nous
pas vû, diſoit-il, une
fille legitime nourir pen-
dant trois années, &
mettre à l'execution l'hor-
ner ſon propre pere qui
l'aimoit tendrement, &
dont elle avoit receu
mille biens-faits : A-t'on
jamais rien oüi de pareil
d'un enfant naturel ?
Tout fraiſchement ne
venons-nous pas de voir
une femme donner de
l'argent pour faire aſſaſ-
ſiner ſon mary. Une au-
tre ſuſciter à ſon mary
une accuſation calom-
nieuſe qui devoit l'ex-
poſer aux ſupplices les
infâmes : Sont-ce là des
actions qui ſoient ja-
mais tombées dans la
penſée d'un enfant ille-
gitime & d'une Concu-
bine ; & cependant ce
ſont des crimes qui ont
eſté executez par des
enfans & par des femmes
legitimes, & de qualité.
L'on dit que Scortine
a empoiſonné Agamis,
quelle apparence ! ſa
mort auroit fait trop de
bruit dans le monde, &
roit pû éviter les rigueurs
de la Chambre ardente ;
pour l'avoir volé, cela
pouroit eſtre ; mais com-
bien de femmes en ont
fait autant, continua‑
t'il, en regardant avec
un ſouris malicieux la
la Marquiſe de Seliny,
& ont plié la toilette de
leurs maris ; elle en rou-
git : La Baronne s'en ap-
perceut, & craignant
que la converſation ne
s'échauffaſt, pour dé-
ſe leva bruſquement, &
jettant les yeux ſur ſa
montre, elle dit qu'elle
craignoit que la Come-
die ne fut commencée,
& qu'il ne faloit point
perdre de temps, & y
aller, ce qu'elle fit
avec toute la Compa-
gnie, excepté Philoga-
me, Antigame & l'Abbé
Sophin qui prirent le
party de la promenade.
Mais à peine le Caroſſe
eſtoit-il ſorty du Faux-
qu'Antigame prenant la
parole, dit : Voilà des
femmes bien folles, &
bien dégoûtantes ; com-
ment cette Baronne de
Chardonnay oſe-t'elle
ſoûtenir avec un doigt de
blanc & de rouge ſur le
tein cet air de prude :
Cette effrontée de Com-
teſſe de Réal ne devroit‑
elle pas mourir de honte
de reciter une Hiſtoire
auſſi impudente que cel-
le de Scortine ; & de
ny, qu'en dites-vous ?
voler ſon mary, le qui-
ter, & luy faire un Pro-
cés en ſeparation, parce
qu'il l'aime trop : Que je
plains, continua-t'il, de
pauvres maris qui ont
de ſemblables femmes.
Ah ! que Leſbie eſt bien
éloignée de ces ſortes de
deffauts. Toutes les fem-
mes que je vois ne ſer-
vent qu'à la rendre plus
aimable à mes yeux,
l'eau toute pure eſt ſon
yeux d'un homme l'a fait
rougir ; elle me garde
deux mille Loüis14 que je
tiens plus ſeurs que dans
mes coffres ; elle eſt ſi
deſ-interreſſée que je ne
pouvois l'obliger à rece-
voir le Rubis que je luy
ay donné. Tout ce qu'a
fait Leſbie pour vous,
interrompit Philogame,
n'approche point des
obligations que j'ay à
Fraudeliſe ; elle avoit
congedié Philabel ; elle
ter le monde, & de s'en-
gager dans un Convent ;
& pour moy ſeul elle a
changé de reſolution, &
n'aime que moy.
n'eut pas ſi-toſt ceſſé de
parler, que toute la Com-
178
Les Agréemens & les
pagnie ſe declara pourle mariage, & fut du
ſentiment de Philoga-
me. La Marquiſe de
Seliny ſe declara plus
fortement que les au-
tres, elle diſoit qu'une
honneſte femme a toû-
jours dans le cœur de
certains ſentimens de
vertu qui donnent in-
comparablement plus de
ſatisfaction que les ma-
nieres déreglées d'une
Concubine, & que l'en-
fant legitime ſe ſent
179
Chagrins du Mariage.
toûjours de la dignitéde ſon origine ; au lieu
que l'enfant naturel ex-
prime le plus ſouvent
dans ſes actions la honte
de ſa naiſſance, & le
déreglement des mœurs
corrompuës de ſon pere
& de ſa mere ; & finit
en diſant d'un ton rail-
leur & piquant, qu'il
faloit avoir l'eſprit d'un
caractere bien extraordi-
naire, & bien bizarre
pour ſoûtenir une opi-
nion contraire : Anti-
180
Les Agréemens & les
game ne laiſſoit pas deperſiſter dans ſon avis ;
il prétendoit meſme que
l'on n'avoit jamais vû
d'enfant naturel ny de
Concubine, commettre
des actions auſſi énor-
me & auſſi dénaturées
que celles qui avoient
eſté commiſes par des
enfans, & des femmes
legitimes. N'avons-nous
pas vû, diſoit-il, une
fille legitime nourir pen-
dant trois années, &
mettre à l'execution l'hor-
rible
181
Chagrins du Mariage.
rible deſſein d'empoiſon-ner ſon propre pere qui
l'aimoit tendrement, &
dont elle avoit receu
mille biens-faits : A-t'on
jamais rien oüi de pareil
d'un enfant naturel ?
Tout fraiſchement ne
venons-nous pas de voir
une femme donner de
l'argent pour faire aſſaſ-
ſiner ſon mary. Une au-
tre ſuſciter à ſon mary
une accuſation calom-
nieuſe qui devoit l'ex-
poſer aux ſupplices les
II. Partie. Q
182
Les Agréemens & les
plus cruels, & les plusinfâmes : Sont-ce là des
actions qui ſoient ja-
mais tombées dans la
penſée d'un enfant ille-
gitime & d'une Concu-
bine ; & cependant ce
ſont des crimes qui ont
eſté executez par des
enfans & par des femmes
legitimes, & de qualité.
L'on dit que Scortine
a empoiſonné Agamis,
quelle apparence ! ſa
mort auroit fait trop de
bruit dans le monde, &
183
Chagrins du Mariage.
une action ſi noire n'au-roit pû éviter les rigueurs
de la Chambre ardente ;
pour l'avoir volé, cela
pouroit eſtre ; mais com-
bien de femmes en ont
fait autant, continua‑
t'il, en regardant avec
un ſouris malicieux la
la Marquiſe de Seliny,
& ont plié la toilette de
leurs maris ; elle en rou-
git : La Baronne s'en ap-
perceut, & craignant
que la converſation ne
s'échauffaſt, pour dé-
Q ij
184
Les Agréemens & les
tourner les coups, elleſe leva bruſquement, &
jettant les yeux ſur ſa
montre, elle dit qu'elle
craignoit que la Come-
die ne fut commencée,
& qu'il ne faloit point
perdre de temps, & y
aller, ce qu'elle fit
avec toute la Compa-
gnie, excepté Philoga-
me, Antigame & l'Abbé
Sophin qui prirent le
party de la promenade.
Mais à peine le Caroſſe
eſtoit-il ſorty du Faux-
185
Chagrins du Mariage.
bourg Saint Germain,qu'Antigame prenant la
parole, dit : Voilà des
femmes bien folles, &
bien dégoûtantes ; com-
ment cette Baronne de
Chardonnay oſe-t'elle
ſoûtenir avec un doigt de
blanc & de rouge ſur le
tein cet air de prude :
Cette effrontée de Com-
teſſe de Réal ne devroit‑
elle pas mourir de honte
de reciter une Hiſtoire
auſſi impudente que cel-
le de Scortine ; & de
Q iij
186
Les Agréemens & les
cette friponne de Seli-ny, qu'en dites-vous ?
voler ſon mary, le qui-
ter, & luy faire un Pro-
cés en ſeparation, parce
qu'il l'aime trop : Que je
plains, continua-t'il, de
pauvres maris qui ont
de ſemblables femmes.
Ah ! que Leſbie eſt bien
éloignée de ces ſortes de
deffauts. Toutes les fem-
mes que je vois ne ſer-
vent qu'à la rendre plus
aimable à mes yeux,
l'eau toute pure eſt ſon
187
Chagrins du Mariage.
fard, la rencontre desyeux d'un homme l'a fait
rougir ; elle me garde
deux mille Loüis14 que je
tiens plus ſeurs que dans
mes coffres ; elle eſt ſi
deſ-interreſſée que je ne
pouvois l'obliger à rece-
voir le Rubis que je luy
ay donné. Tout ce qu'a
fait Leſbie pour vous,
interrompit Philogame,
n'approche point des
obligations que j'ay à
Fraudeliſe ; elle avoit
congedié Philabel ; elle
188
Les Agréemens & les
eſtoit à la veille de qui-ter le monde, & de s'en-
gager dans un Convent ;
& pour moy ſeul elle a
changé de reſolution, &
n'aime que moy.
Dans le temps que
Philogame parloit ainſi,
le Ciel vint à ſe couvrir
d'un nuage ſi épais & ſi
obſcur, qu'à peine Phi-
logame, Antigame &
l'Abbé Sophin pouvoient
à la faveur des éclairs
diſtinguer & reconnoî-
tre leur chemin ; ce qui
conduire promptement
ſon caroſſe dans le pre-
mier Cabaret. Philoga-
me, Antigame & l'Ab-
bé Sophin eſtant deſcen-
dus de caroſſe entrerent
dans la premiere chambre
de ce Cabaret, ils y trou-
verent deux hommes qui
conteſtoient enſemble ſur
la qualité & ſur la beauté
d'un Rubis ; celuy qui
tenoit le Rubis dans ſa
main, & qui en eſtoit
le Maiſtre, diſoit que
rient ; l'autre au con-
traire ſoûtenoit que ce
n'eſtoit qu'un Rubis ba-
let. Antigame ſe ſou-
venant, que quoy que
le Rubis qu'il avoit don-
né à Leſbie fut d'Orient,
il y avoit eu bien des
gens qui l'avoient pris
pour un Rubis balet,
eut la curioſité de voir
celuy que cet homme
tenoit ; ſi bien qu'avan-
çant doucement par der-
riere, il le vid de fort
avoit beaucoup de reſ-
ſemblance avec celuy
qu'il avoit donné à Leſ-
bie, ce qui luy cauſa de
l'émotion : L'homme qui
tenoit le Rubis ayant
tourné la teſte & vû
Antigame en cet eſtat,
cacha promptement le
Rubis ; & nonobſtant
la groſſe pluye qu'il
faiſoit, ſortit du Caba-
ret accompagné de la
perſonne avec qui il
eſtoit.
Philogame parloit ainſi,
le Ciel vint à ſe couvrir
d'un nuage ſi épais & ſi
obſcur, qu'à peine Phi-
logame, Antigame &
l'Abbé Sophin pouvoient
à la faveur des éclairs
diſtinguer & reconnoî-
tre leur chemin ; ce qui
189
Chagrins du Mariage.
obligea le Cocher deconduire promptement
ſon caroſſe dans le pre-
mier Cabaret. Philoga-
me, Antigame & l'Ab-
bé Sophin eſtant deſcen-
dus de caroſſe entrerent
dans la premiere chambre
de ce Cabaret, ils y trou-
verent deux hommes qui
conteſtoient enſemble ſur
la qualité & ſur la beauté
d'un Rubis ; celuy qui
tenoit le Rubis dans ſa
main, & qui en eſtoit
le Maiſtre, diſoit que
190
Les Agréemens & les
c'eſtoit un Rubis d'O-rient ; l'autre au con-
traire ſoûtenoit que ce
n'eſtoit qu'un Rubis ba-
let. Antigame ſe ſou-
venant, que quoy que
le Rubis qu'il avoit don-
né à Leſbie fut d'Orient,
il y avoit eu bien des
gens qui l'avoient pris
pour un Rubis balet,
eut la curioſité de voir
celuy que cet homme
tenoit ; ſi bien qu'avan-
çant doucement par der-
riere, il le vid de fort
191
Chagrins du Mariage.
prés ; il luy ſembla qu'ilavoit beaucoup de reſ-
ſemblance avec celuy
qu'il avoit donné à Leſ-
bie, ce qui luy cauſa de
l'émotion : L'homme qui
tenoit le Rubis ayant
tourné la teſte & vû
Antigame en cet eſtat,
cacha promptement le
Rubis ; & nonobſtant
la groſſe pluye qu'il
faiſoit, ſortit du Caba-
ret accompagné de la
perſonne avec qui il
eſtoit.
192
Les Agréemens & les
Je voudrois bien con-
noiſtre, dit Antigame,
celuy à qui appartient le
Rubis. Je ne le connois
point, repartit Philoga-
me ; pour celuy avec
qui il eſt ; je ſçay ſon
nom, continua-t'il, c'eſt
Philabel, cet homme
qui aimoit éperduëment
Fraudeliſe, qu'elle ne
pouvoit ſouffrir, & qu'el-
le a chaſſé de chez-elle
à cauſe de ſes manieres
libres & peu reſpectueu-
ſes. C'eſt le Maiſtre du
tigame, que je voudrois
connoiſtre ; il me ſem-
ble, reprit-il, que ce
Rubis reſſemble fort à
celuy que j'ay donné à
Leſbie, & je voudrois
bien ſçavoir d'où cet
homme le tient. Ah ! le
jaloux ? ah ! le jaloux ?
répondit en riant Phi-
logame, il croit que
Leſbie a donné ſon Ru-
bis à cet homme. J'en
ſuis fort éloigné, repli-
qua Antigame, & je
luy faire cette injuſtice :
Oüy, la pauvre fille
penſa mourir de douleur
quand il fut tombé du
châton, & qu'elle l'eut
perdu, & j'eus toutes les
peines du monde à l'en
conſoler.
noiſtre, dit Antigame,
celuy à qui appartient le
Rubis. Je ne le connois
point, repartit Philoga-
me ; pour celuy avec
qui il eſt ; je ſçay ſon
nom, continua-t'il, c'eſt
Philabel, cet homme
qui aimoit éperduëment
Fraudeliſe, qu'elle ne
pouvoit ſouffrir, & qu'el-
le a chaſſé de chez-elle
à cauſe de ſes manieres
libres & peu reſpectueu-
ſes. C'eſt le Maiſtre du
Rubis,
193
Chagrins du Mariage.
Rubis, interrompit An-tigame, que je voudrois
connoiſtre ; il me ſem-
ble, reprit-il, que ce
Rubis reſſemble fort à
celuy que j'ay donné à
Leſbie, & je voudrois
bien ſçavoir d'où cet
homme le tient. Ah ! le
jaloux ? ah ! le jaloux ?
répondit en riant Phi-
logame, il croit que
Leſbie a donné ſon Ru-
bis à cet homme. J'en
ſuis fort éloigné, repli-
qua Antigame, & je
II. Partie. R
194
Les Agréemens & les
connois trop Leſbie pourluy faire cette injuſtice :
Oüy, la pauvre fille
penſa mourir de douleur
quand il fut tombé du
châton, & qu'elle l'eut
perdu, & j'eus toutes les
peines du monde à l'en
conſoler.
Quoy qu'Antigame
fut bien perſuadé de la
fidelité de Leſbie, nean-
moins la maniere prom-
pte & bruſque avec la-
quelle cet homme avoit
caché ſon Rubis, ſa ſor-
ret pendant une groſſe
pluye, & la reſſemblan-
ce qu'il trouvoit dans ce
Rubis avec celuy qu'il
avoit donné à Leſbie,
l'inquietoient & luy cau-
ſoient un chagrin qui
fut apperçu de l'Abbé
Sophin, & qui l'obligea
d'appeller ſon Valet pour
luy ordonner de s'infor-
mer adroitement des
noms de ces deux hom-
mes : Ce Valet luy té-
moigna qu'apparament il
peine à les apprendre,
qu'ils avoient renvoyé
dans ce Cabaret un La-
quais pour attendre la ré-
ponſe d'une Lettre qu'on
y devoit apporter, que
ce Laquais eſtoit un
nouveau débarqué, qu'il
ſeroit bien facile de faire
jaſer avec une bouteille
de vin. Il y a un de ces
deux hommes, dit An-
tigame à ce Valet, qui
a un Rubis ; ſi tu pou-
vois apprendre, conti-
& comment il l'a eu,
que je t'aurois d'obliga-
tions, & que je les re-
connoiſtrois bien : Ce
Valet luy promit qu'il
alloit faire ſon poſſible
pour le ſatisfaire, & ſor-
tit enſuite de la chambre
à cet effet.
fut bien perſuadé de la
fidelité de Leſbie, nean-
moins la maniere prom-
pte & bruſque avec la-
quelle cet homme avoit
caché ſon Rubis, ſa ſor-
195
Chagrins du Mariage.
tie précipitée du Caba-ret pendant une groſſe
pluye, & la reſſemblan-
ce qu'il trouvoit dans ce
Rubis avec celuy qu'il
avoit donné à Leſbie,
l'inquietoient & luy cau-
ſoient un chagrin qui
fut apperçu de l'Abbé
Sophin, & qui l'obligea
d'appeller ſon Valet pour
luy ordonner de s'infor-
mer adroitement des
noms de ces deux hom-
mes : Ce Valet luy té-
moigna qu'apparament il
R ij
196
Les Agréemens & les
n'auroit pas beaucoup depeine à les apprendre,
qu'ils avoient renvoyé
dans ce Cabaret un La-
quais pour attendre la ré-
ponſe d'une Lettre qu'on
y devoit apporter, que
ce Laquais eſtoit un
nouveau débarqué, qu'il
ſeroit bien facile de faire
jaſer avec une bouteille
de vin. Il y a un de ces
deux hommes, dit An-
tigame à ce Valet, qui
a un Rubis ; ſi tu pou-
vois apprendre, conti-
197
Chagrins du Mariage.
nua-t'il, de qui il le tient,& comment il l'a eu,
que je t'aurois d'obliga-
tions, & que je les re-
connoiſtrois bien : Ce
Valet luy promit qu'il
alloit faire ſon poſſible
pour le ſatisfaire, & ſor-
tit enſuite de la chambre
à cet effet.
Cependant Philoga-
me, Antigame, & l'Ab-
bé Sophin ſe mirent à
raiſonner ſur ce qu'ils
venoient de voir. Anti-
game diſoit que jamais
ſemblé à celuy qu'il avoit
donné à Leſbie que ce-
luy-là, & qu'en les pre-
ſentant enſemble, l'on y
ſeroit trompé. Philoga-
me prétendoit que la
pluſpart des Rubis ſe reſ-
ſembloient, & qu'il eſtoit
bien difficile d'en recon-
noiſtre la difference :
L'Abbé ne ſçavoit non
plus que penſer de la ſur-
priſe, & de l'étonnement
de ces deux hommes, &
de leur prompte retraite
Philogame avec un ai
fier & railleur ſoûtenoit
que Philabel touché de
ce qu'il alloit épouſer
Fraudeliſe, n'avoit pû
ſupporter ſa veuë, &
s'eſtoit retiré : Enfin cha-
cun raiſonnoit à ſa fan-
taiſie, quand le Valet
de l'Abbé vint leur ap-
prendre que l'homme au
Rubis s'appelloit Clean-
te, qu'une Demoiſelle
luy en avoit fait pre-
ſent & devoit encore
jour deux mille Loüis16
d'or, & ſe marier avec
luy : Que ce Laquais
qui eſtoit au ſervice de
Cleante n'avoit pû luy
apprendre le nom de la
fille, mais qu'il luy avoit
ſeulement dit, Qu'un
jour cette fille & Cleante
eſtant dans un Cabinet
de verdure du jardin de
Saint Cloud17, & parlant
enſemble, il s'eſtoit ca-
ché derriere ce Cabinet,
d'où il avoit oüy tout
me, Antigame, & l'Ab-
bé Sophin ſe mirent à
raiſonner ſur ce qu'ils
venoient de voir. Anti-
game diſoit que jamais
R iij
198
Les Agréemens & les
Rubis n'avoit mieux reſ-ſemblé à celuy qu'il avoit
donné à Leſbie que ce-
luy-là, & qu'en les pre-
ſentant enſemble, l'on y
ſeroit trompé. Philoga-
me prétendoit que la
pluſpart des Rubis ſe reſ-
ſembloient, & qu'il eſtoit
bien difficile d'en recon-
noiſtre la difference :
L'Abbé ne ſçavoit non
plus que penſer de la ſur-
priſe, & de l'étonnement
de ces deux hommes, &
de leur prompte retraite
199
Chagrins du Mariage.
nonobſtant la pluye.Philogame avec un ai
fier & railleur ſoûtenoit
que Philabel touché de
ce qu'il alloit épouſer
Fraudeliſe, n'avoit pû
ſupporter ſa veuë, &
s'eſtoit retiré : Enfin cha-
cun raiſonnoit à ſa fan-
taiſie, quand le Valet
de l'Abbé vint leur ap-
prendre que l'homme au
Rubis s'appelloit Clean-
te, qu'une Demoiſelle
luy en avoit fait pre-
ſent & devoit encore
110 15
Les Agréemens & les
luy donner au premierjour deux mille Loüis16
d'or, & ſe marier avec
luy : Que ce Laquais
qui eſtoit au ſervice de
Cleante n'avoit pû luy
apprendre le nom de la
fille, mais qu'il luy avoit
ſeulement dit, Qu'un
jour cette fille & Cleante
eſtant dans un Cabinet
de verdure du jardin de
Saint Cloud17, & parlant
enſemble, il s'eſtoit ca-
ché derriere ce Cabinet,
d'où il avoit oüy tout
10118
Chagrins du Mariage.
ce qu'il venoit de dire.Aprés que ce Valet
ſe fut retiré, Philogame
jettant les yeux ſur An-
tigame penſif & reſveur,
luy dit : C'eſt donc là ta
Leſbie, cette fille ſi tou-
chée de ce que le Rubis
que tu luy avois donné
eſtoit tombé du châton :
Helas ! cet accident de-
voit luy preſager que tu
ceſſerois de l'aimer ; elle
en devoit mourir, la
pauvre fille ; Remarque‑
tu ſon des-intereſſement,
elle gardoit tes deux
mille Loüis20 : Cette fille
ſi éloignée de tout en-
gagement, qui haïſſoit
tous les autres hommes
pour n'aimer que toy ;
Ce cœur que tu tenois ſi
bien en haleine par la
diverſité des mouvemens
que tu luy donnois, &
par la crainte de te per-
dre ; Enfin ce cœur qui
t'aimoit d'une maniere ſi
fine, ſi délicate & ſi in-
connuë aux gens mariez.
ſe fut retiré, Philogame
jettant les yeux ſur An-
tigame penſif & reſveur,
luy dit : C'eſt donc là ta
Leſbie, cette fille ſi tou-
chée de ce que le Rubis
que tu luy avois donné
eſtoit tombé du châton :
Helas ! cet accident de-
voit luy preſager que tu
ceſſerois de l'aimer ; elle
en devoit mourir, la
pauvre fille ; Remarque‑
tu ſon des-intereſſement,
10219
Les Agréemens & les
& avec quelle fidelitéelle gardoit tes deux
mille Loüis20 : Cette fille
ſi éloignée de tout en-
gagement, qui haïſſoit
tous les autres hommes
pour n'aimer que toy ;
Ce cœur que tu tenois ſi
bien en haleine par la
diverſité des mouvemens
que tu luy donnois, &
par la crainte de te per-
dre ; Enfin ce cœur qui
t'aimoit d'une maniere ſi
fine, ſi délicate & ſi in-
connuë aux gens mariez.
10321
Chagrins du Mariage.
N'accable point un
mal-heureux, repartit
Antigame, à qui ſe fier
preſentement ! s'écria‑
t'il ; Leſbie donner mon
Rubis à un mal-heureux,
& à un homme ſans
nom ; Leſbie m'eſtre
infidelle, Leſbie me
trahir, Leſbie vouloir
me voler.
mal-heureux, repartit
Antigame, à qui ſe fier
preſentement ! s'écria‑
t'il ; Leſbie donner mon
Rubis à un mal-heureux,
& à un homme ſans
nom ; Leſbie m'eſtre
infidelle, Leſbie me
trahir, Leſbie vouloir
me voler.
A qui ſe fier, inter-
rompit Philogame, à
une fille de famille, bien
élevée, & qui vous re-
garde comme ſon époux ;
fait voir mille belles qua-
litez, & mille vertus.
Cet entretien fut inter-
rompu par le bruit d'un
Laquais qui portoit une
Lettre, & qui demandoit
Philabel dans la court.
rompit Philogame, à
une fille de famille, bien
élevée, & qui vous re-
garde comme ſon époux ;
10422
Les Agréemens & les
Enfin à Fraudeliſe quifait voir mille belles qua-
litez, & mille vertus.
Cet entretien fut inter-
rompu par le bruit d'un
Laquais qui portoit une
Lettre, & qui demandoit
Philabel dans la court.
Philogame mettant
la teſte à la feneſtre vit
que c'eſtoit le Laquais
de Fraudeliſe, ce qui le
fit rougir. Antigame ob-
ſervant ſa rougeur vou-
lut voir le Laquais qu'il
reconnuſt auſſi ; ſi bien
ſoupçon qu'il eut que ce
Laquais apportoit peut‑
eſtre la réponſe qu'atten-
doit le Laquais de Cleante,
deſcendit promptement,
& ayant trouvé dans une
allée par où ce Laquais
devoit paſſer un endroit
ſi obſcur, qu'à peine pou-
voit-on diſcerner les gens ;
il s'y plaça pour l'y atten-
dre & quand il fut prés de
luy, il luy demanda tout
bas la Lettre de Fraudeliſe
en luy preſentant un écu23 ;
voit voir celuy qui luy
parloit à cauſe de l'obſ-
curité, qui n'allaſt pas
s'imaginer que ce fut
un autre que Philabel
qui luy demandoit cette
Lettre, & qui n'eſtoit
point fâché d'avoir un
écu, le prit prompte-
ment, donna la Lettre
ſans faire plus grande
reflexion, & ſe retira.
Antigame remonta auſſi-
toſt dans la Chambre où
il avoit laiſſé Philogame
aprés avoir décacheté
cette Lettre, il la pre-
ſenta à Antigame, & luy
demanda s'il en connoiſ-
ſoit le caractere ; Philo-
game répondit que la
Lettre paroiſſoit de Frau-
deliſe ; Antigame luy
apprit de quelle manie-
re il l'avoit euë : Vous
jugez bien de l'impa-
tience que Philogame &
l'Abbé eurent de la lire,
voicy comment elle eſtoit
conçûë.
la teſte à la feneſtre vit
que c'eſtoit le Laquais
de Fraudeliſe, ce qui le
fit rougir. Antigame ob-
ſervant ſa rougeur vou-
lut voir le Laquais qu'il
reconnuſt auſſi ; ſi bien
que
205
Chagrins du Mariage.
que ſans s'expliquer ſur leſoupçon qu'il eut que ce
Laquais apportoit peut‑
eſtre la réponſe qu'atten-
doit le Laquais de Cleante,
deſcendit promptement,
& ayant trouvé dans une
allée par où ce Laquais
devoit paſſer un endroit
ſi obſcur, qu'à peine pou-
voit-on diſcerner les gens ;
il s'y plaça pour l'y atten-
dre & quand il fut prés de
luy, il luy demanda tout
bas la Lettre de Fraudeliſe
en luy preſentant un écu23 ;
II. Partie. S
206
Les Agréemens & les
ce Laquais qui ne pou-voit voir celuy qui luy
parloit à cauſe de l'obſ-
curité, qui n'allaſt pas
s'imaginer que ce fut
un autre que Philabel
qui luy demandoit cette
Lettre, & qui n'eſtoit
point fâché d'avoir un
écu, le prit prompte-
ment, donna la Lettre
ſans faire plus grande
reflexion, & ſe retira.
Antigame remonta auſſi-
toſt dans la Chambre où
il avoit laiſſé Philogame
207
Chagrins du Mariage.
& l'Abbé Sophin, &aprés avoir décacheté
cette Lettre, il la pre-
ſenta à Antigame, & luy
demanda s'il en connoiſ-
ſoit le caractere ; Philo-
game répondit que la
Lettre paroiſſoit de Frau-
deliſe ; Antigame luy
apprit de quelle manie-
re il l'avoit euë : Vous
jugez bien de l'impa-
tience que Philogame &
l'Abbé eurent de la lire,
voicy comment elle eſtoit
conçûë.
S ij
208
Les Agréemens & les
Bandeau fleuri.
LETTRE.
VOVS ne ſçavez gueres
ce que c'eſt que les premiers
engagemens, & vous connoiſ-
ſez mal mon cœur, quand vous
concevez qu'il eſt capable d'ai-
mer un autre que vous ; ſi j'eſ-
pouſe Philogame, je cede aux
ordres cruels & terribles d'un
Pere qui veut m'immoler au
grand Procés qui devore depuis
ſi long-temps ſa famille. Le
vera pas lors du ſacrifice, il eſt
deſtiné pour un ingrat, pour
vous cruel ?
ce que c'eſt que les premiers
engagemens, & vous connoiſ-
ſez mal mon cœur, quand vous
concevez qu'il eſt capable d'ai-
mer un autre que vous ; ſi j'eſ-
pouſe Philogame, je cede aux
ordres cruels & terribles d'un
Pere qui veut m'immoler au
grand Procés qui devore depuis
ſi long-temps ſa famille. Le
209
Chagrins du Mariage.
cœur de la victime ne ſe trou-vera pas lors du ſacrifice, il eſt
deſtiné pour un ingrat, pour
vous cruel ?
Antigame n'eut pas
plûtoſt lû cette Lettre
que la remettant à Phi-
logame, & le regardant
d'un air ſerieux, il luy
parla en ces termes :
Cette Lettre, luy dit-il,
me fait changer de ſen-
timens, me fait revenir
de mes erreurs, & me
ramene au mariage. Ah !
que vous eſtes heureux
de pouvoir engager à
voſtre perſonne pour
toute voſtre vie une fille
qui a autant d'honneur,
& qui vous aime avec
tant de fidelité ; voyez
comme elle hait Philabel,
cet impudent, ce mal-
honneſte-homme qui fai-
ſoit rougir ſi ſouvent cet-
te pauvre enfant ; que
vous allez mener avec
elle une vie honneſte &
agreable ; plus vous la
couvrirez de grandes qua-
litez, & plus vous ſerez
content de voſtre choix ;
vous vous ferez un de-
voir, une douce habi-
tude de vous aimer, elle
vous fournira mille plai-
ſirs innocens, elle vous
tirera de la débauche
avec des voluptez legiti-
mes, elle vous donnera
de beaux enfans ; & la
Lettre qu'elle a écrite à
Philabel vous en aſſure.
En cet endroit Antigame
pût s'empeſcher d'éclater
de rire. Dans ce mo-
ment le cocher vint les
avertir que la pluye eſtoit
paſſée, mais qu'il ſe for-
moit dans l'air un nua-
ge ſi épais & ſi obſcur
qu'il pourroit cauſer un
orage plus furieux que
le premier, & qu'il
ne répondoit pas qu'il
pût les ramener s'ils ne
partoient promptement,
on luy dit de ſe tenir
preſt.
plûtoſt lû cette Lettre
que la remettant à Phi-
logame, & le regardant
d'un air ſerieux, il luy
parla en ces termes :
Cette Lettre, luy dit-il,
me fait changer de ſen-
timens, me fait revenir
de mes erreurs, & me
ramene au mariage. Ah !
S iij
210
Les Agréemens & les
Philogame, continua-t'il,que vous eſtes heureux
de pouvoir engager à
voſtre perſonne pour
toute voſtre vie une fille
qui a autant d'honneur,
& qui vous aime avec
tant de fidelité ; voyez
comme elle hait Philabel,
cet impudent, ce mal-
honneſte-homme qui fai-
ſoit rougir ſi ſouvent cet-
te pauvre enfant ; que
vous allez mener avec
elle une vie honneſte &
agreable ; plus vous la
211
Chagrins du Mariage.
verrez, plus vous y dé-couvrirez de grandes qua-
litez, & plus vous ſerez
content de voſtre choix ;
vous vous ferez un de-
voir, une douce habi-
tude de vous aimer, elle
vous fournira mille plai-
ſirs innocens, elle vous
tirera de la débauche
avec des voluptez legiti-
mes, elle vous donnera
de beaux enfans ; & la
Lettre qu'elle a écrite à
Philabel vous en aſſure.
En cet endroit Antigame
212
Les Agréemens & les
quittant ſon ſerieux nepût s'empeſcher d'éclater
de rire. Dans ce mo-
ment le cocher vint les
avertir que la pluye eſtoit
paſſée, mais qu'il ſe for-
moit dans l'air un nua-
ge ſi épais & ſi obſcur
qu'il pourroit cauſer un
orage plus furieux que
le premier, & qu'il
ne répondoit pas qu'il
pût les ramener s'ils ne
partoient promptement,
on luy dit de ſe tenir
preſt.
213
Chagrins du Mariage.
L'Abbé Sophin voyant
Philogame & Antigame
comme hors d'eux-meſ-
mes leur parla ainſi.
Vous n'avez pas ſujet de
rire ny l'un ny l'autre, &
ſi quelque choſe eſt ca-
pable de vous détacher
des femmes, c'eſt ce que
vous venez de voir ; ce
n'eſt pas qu'il en faille
toûjours juger par Frau-
deliſe, & par Leſbie ; il
s'en trouve quelques‑
unes qui ont de l'hon-
neur & de la fidelité.
rompit Antigame, en re-
venant de ſa reſverie, de
nous détacher des fem-
mes, de les blâmer ny de
les loüer : Nous en ſça-
vons aſſez ſur leur cha-
pitre ; mais il s'agit de
nous juger, & de ſçavoir
s'il eſt avantageux de ſe
marier, & s'il y a dans
le mariage plus d'agrée-
mens que de chagrins.
La queſtion me paroiſt
difficile à décider, répon-
dit l'Abbé ; mais ſi vous
les premiers ſentimens
qui me viennent, il me
ſemble que le ſeul tem-
perament doit regler la
difficulté. Si vous ſentez
au fond de voſtre cœur
une indifference, & un
dégouſt pour les femmes
& pour les enfans, ne
vous mariez point, car
le mariage vous donnera
plus de chagrins que de
plaiſirs ; ſi au contraire,
vous vous ſentez un pen-
chant & une inclination
beaucoup mieux de vous
marier ; ce n'eſt pas qu'il
faille eſperer dans le ma-
riage un bon-heur verita-
ble & ſolide, il n'y en a
dans aucune condition
de la vie, & moins dans
le mariage que dans tou-
te autre ; mais les plaiſirs
legitimes de cet état pou-
ront ſervir à adoucir une
partie des chagrins & des
peines de la vie, à em-
peſcher voſtre femme de
tomber dans le deſordre
temperer ſes meſchantes
humeurs, & ſes inquie-
tudes ; vous en tirerez
des ſervices, vous aurez
le plaiſir de vous recon-
noiſtre dans vos enfans,
ils ſerfiront de liens pour
vous unir plus fortement
avec elle, & vous aurez
l'eſprit & la conſcience
dans un autre aſſiette
qu'avec une Maiſtreſſe
intereſſée & infidelle. En
un mot mal pour mal,
il vaut mieux vivre avec
ſe aller que rarement &
par foibleſſe à quelque
infidelité, que d'eſtre
tous les jours expoſé aux
perils, que les biens, la
reputation, & la vie cou-
rent avec une fille qui
n'ayant aucune raiſon
legitime d'engagement
pour vous, & eſtant ſans
honneur & ſans religion,
eſt capable de tout en-
treprendre pour ſatis-
faire ſon plaiſir & ſa paſ-
ſion.
Philogame & Antigame
comme hors d'eux-meſ-
mes leur parla ainſi.
Vous n'avez pas ſujet de
rire ny l'un ny l'autre, &
ſi quelque choſe eſt ca-
pable de vous détacher
des femmes, c'eſt ce que
vous venez de voir ; ce
n'eſt pas qu'il en faille
toûjours juger par Frau-
deliſe, & par Leſbie ; il
s'en trouve quelques‑
unes qui ont de l'hon-
neur & de la fidelité.
214
Les Agréemens & les
Il ne s'agit point, inter-rompit Antigame, en re-
venant de ſa reſverie, de
nous détacher des fem-
mes, de les blâmer ny de
les loüer : Nous en ſça-
vons aſſez ſur leur cha-
pitre ; mais il s'agit de
nous juger, & de ſçavoir
s'il eſt avantageux de ſe
marier, & s'il y a dans
le mariage plus d'agrée-
mens que de chagrins.
La queſtion me paroiſt
difficile à décider, répon-
dit l'Abbé ; mais ſi vous
215
Chagrins du Mariage.
voulez ſçavoir quels ſont les premiers ſentimens
qui me viennent, il me
ſemble que le ſeul tem-
perament doit regler la
difficulté. Si vous ſentez
au fond de voſtre cœur
une indifference, & un
dégouſt pour les femmes
& pour les enfans, ne
vous mariez point, car
le mariage vous donnera
plus de chagrins que de
plaiſirs ; ſi au contraire,
vous vous ſentez un pen-
chant & une inclination
216
Les Agréemens & les
pour eux, vous ferezbeaucoup mieux de vous
marier ; ce n'eſt pas qu'il
faille eſperer dans le ma-
riage un bon-heur verita-
ble & ſolide, il n'y en a
dans aucune condition
de la vie, & moins dans
le mariage que dans tou-
te autre ; mais les plaiſirs
legitimes de cet état pou-
ront ſervir à adoucir une
partie des chagrins & des
peines de la vie, à em-
peſcher voſtre femme de
tomber dans le deſordre
&
217
Chagrins du Mariage.
& dans la débauche, & àtemperer ſes meſchantes
humeurs, & ſes inquie-
tudes ; vous en tirerez
des ſervices, vous aurez
le plaiſir de vous recon-
noiſtre dans vos enfans,
ils ſerfiront de liens pour
vous unir plus fortement
avec elle, & vous aurez
l'eſprit & la conſcience
dans un autre aſſiette
qu'avec une Maiſtreſſe
intereſſée & infidelle. En
un mot mal pour mal,
il vaut mieux vivre avec
II. Partie. T
218
Les Agréemens & les
une femme qui ne ſe laiſ-ſe aller que rarement &
par foibleſſe à quelque
infidelité, que d'eſtre
tous les jours expoſé aux
perils, que les biens, la
reputation, & la vie cou-
rent avec une fille qui
n'ayant aucune raiſon
legitime d'engagement
pour vous, & eſtant ſans
honneur & ſans religion,
eſt capable de tout en-
treprendre pour ſatis-
faire ſon plaiſir & ſa paſ-
ſion.
219
Chagrins du Mariage.
Comme Antigame al-
loit répondre, le Cocher
revint à la charge, qui
les obligea de crainte
d'un ſecond orage de
monter en caroſſe, & de
de ſe retirer dans leurs
logis.
loit répondre, le Cocher
revint à la charge, qui
les obligea de crainte
d'un ſecond orage de
monter en caroſſe, & de
de ſe retirer dans leurs
logis.
FIN.
Noms propres
La Princesse de Clèves
Personnages : La Princesse de Clèves (protagoniste), sa mère Madame de Chartres, Monsieur
de Clèves (le mari de la Princesse), Monsieur de Nemours (l'homme de qui la Princesse
tombe amoureuse).
La Princesse de Clèves est un des romans les plus célèbres du XVIIe siècle. Écrit par Marie-Madeleine de
Lafayette, il fut publié anonymement en 1678. Le roman a pour cadre la cour de Henri II au XVIe siècle, mais il peut être considéré comme le reflet de la cour de Louis XIV
avec ses intrigues amoureuses et la lutte entre les courtisans pour la reconnaissance
royale.
- La Princesse de Clèves, Le Petit Robert : Dictionnaire illustré des noms propres, Paris, Dictionnaires le Robert, 1994.
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Lucrèce (en lat. Lucretia)
Femme de l'homme politique romain Tarquin Collatin réputée pour sa beauté et, surtout,
sa vertu. Selon la tradition, après avoir été violée par Sextus, fils du roi de Rome
Tarquin le Superbe, elle se donna la mort (-509 av. J.-C.). L'affaire déclencha la
révolution qui renversa la monarchie tarquine à Rome et fonda la République romaine.
- Lucrèce en lat. Lucretia, Le Petit Robert : Dictionnaire illustré des noms propres, Paris, Dictionnaires le Robert, 1994.
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Notes
APRÈS-DÎNÉE. s.f. L'espace du temps qui est depuis le dîner jusqu'au soir. On vous prie de passer l'après-dînée en un tel lieu. Je n'ai point d'affaire cette après-dînée. Il passe toutes les après-dînées en tel endroit
.
Après-dînée, Dictionnaire de l'Académie française en ligne (1762), The ARTFL Project, Department of Romance Languages and Literatures, University of Chicago, Internet, 12 septembre 2009.↑Le louis est la dénomination courante de la monnaie d'or française frappée de 1640 à 1792.
.Louis (monnaie), Wikipédia, L’encyclopédie libreInternet, 1 décembre 2015.↑- "Tout beau" veut dire "Très bien".↑
- Les désordres de la Bassette est un roman de Jean de Préhac publié en 1682.↑
Le louis est la dénomination courante de la monnaie d'or française frappée de 1640 à 1792.
. Louis (monnaie), Wikipédia, L’encyclopédie libreInternet, 1 décembre 2015.↑Le louis est la dénomination courante de la monnaie d'or française frappée de 1640 à 1792.
. Louis (monnaie), Wikipédia, L’encyclopédie libreInternet, 1 décembre 2015.↑Le louis est la dénomination courante de la monnaie d'or française frappée de 1640 à 1792.
. Louis (monnaie), Wikipédia, L’encyclopédie libreInternet, 1 décembre 2015.↑- Billet:
s.m. Petite lettre missive. Billet doux. billet galant. un tel m'a escrit un billet ce matin. Recevoir un billet, un petit billet. On escrit maintenant par billets, autant que l'on peut, pour esviter les ceremonies, les espaces & les mots de Monsieur & de Madame, qu'il faut mettre à la teste des autres lettres
Billet, Dictionnaire de l'Académie française en ligne (1694), The ARTFL Project, Department of Romance Languages and Literatures, University of Chicago, Internet, 24 août 2009.↑ - Billet:
s.m. Petite lettre missive. Billet doux. billet galant. un tel m'a escrit un billet ce matin. Recevoir un billet, un petit billet. On escrit maintenant par billets, autant que l'on peut, pour esviter les ceremonies, les espaces & les mots de Monsieur & de Madame, qu'il faut mettre à la teste des autres lettres
Billet, Dictionnaire de l'Académie française en ligne (1694), The ARTFL Project, Department of Romance Languages and Literatures, University of Chicago, Internet, 24 août 2009.↑ - De la noblesse de robe.↑
- Compoſition faite avec du citron, du muſc, de l'ambre, & autres parfums, & du ſucre
clarifié, avec laquelle on prépare une boiſſon très-bonne & fort en uſage dans le
Levant. Celui d'Egypte eſt le plus eſtimé.
- Paganucci, Jean, Sorbec, Manuel historique, géographique et politique des négocians, ou encyclopédie portative de la théorie et de la pratique du commerce, t. 3, Lyon, Chez Jean-Marie Bruyset, 1762. Google Livres, Internet, 21 octobre 2016.
- "Étude et connaissance de l'art et de la science héraldiques. Description technique
des armoiries, faite verbalement ou par écrit."
- Blason, Dictionnaire français Larousse, Internet, 21 octobre 2016. www.larousse.fr/dictionnaires/francais/blason/9769.
s.m. Petite lettre missive. Billet doux. billet galant. un tel m'a escrit un billet ce matin. Recevoir un billet, un petit billet. On escrit maintenant par billets, autant que l'on peut, pour esviter les ceremonies, les espaces & les mots de Monsieur & de Madame, qu'il faut mettre à la teste des autres lettres
Billet, Dictionnaire de l'Académie française en ligne (1694), The ARTFL Project, Department of Romance Languages and Literatures, University of Chicago, Internet, 24 août 2009.↑Le louis est la dénomination courante de la monnaie d'or française frappée de 1640 à 1792.
. Louis (monnaie), Wikipédia, L’encyclopédie libreInternet, 1 décembre 2015.↑- La pagination n'est pas correcte ; la mauvaise pagination va de la page 200 (cette page-ci, marquée 110) à la page 204 (marquée 104).↑
Le louis est la dénomination courante de la monnaie d'or française frappée de 1640 à 1792.
. Louis (monnaie), Wikipédia, L’encyclopédie libreInternet, 1 décembre 2015.↑- Saint-Cloud est une commune du département des Hauts-de-Seine en Île de France (région
parisienne).
- Saint-Cloud, Wikipédia, The Free Encyclopedia (16 octobre 2016), Los Angeles, Wikimedia Foundation, Internet, 21 octobre 2016. https://fr.wikipedia.org/wiki/Saint-Cloud.
- 201.↑
- En vérité, 202.↑
Le louis est la dénomination courante de la monnaie d'or française frappée de 1640 à 1792.
. Louis (monnaie), Wikipédia, L’encyclopédie libreInternet, 1 décembre 2015.↑- 203 en fait.↑
- De fait, 204.↑
- Pièce de monnaie.↑
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