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Les corps des époux, revus et corrigés

Claire Carlin

En 2003, Joan Dejean a publié un article où elle analyse les représentations de Lustucru, un personnage connu pour sa violence contre les femmes. L’explication que l’on voit le plus souvent de son nom est la question « L’eusses-tu cru ? », ce qui se conforme parfaitement à son comportement d’habitude choquant. DeJean rejoint d’autres chercheurs en émettant l’hypothèse que le succès des Précieuses ridicules jouait le rôle de catalyseur pour montrer aux fabricants d’images que le public était prêt à se révolter contre la célébration de la force féminine, physique et intellectuelle, dépeinte dans différents genres iconographiques et textuels depuis une vingtaine d’années1. La série d’une dizaine de gravures où Lustucru joue le rôle de vedette fait partie d’un véritable phénomène médiatique des années 1660 : il paraît dans des almanachs, sur des jetons, dans des pamphlets et des farces2. DeJean s’intéresse au personnage surtout parce qu’il sert à illustrer le lien, peu analysé, entre la représentation de la violence des femmes et contre les femmes dans l’iconographie du XVIIe siècle. Le cas Lustucru est exemplaire à cet égard : voir les gravures Le Massacre de Lustucru (Larmessin) et Opérateur céphalique. DeJean suggère une recherche approfondie au sujet de la violence domestique réelle, un projet auquel je me sens incapable de contribuer. Ce que je propose de faire est plutôt de situer ces images un peu différemment que DeJean et ses prédécesseurs ne l’ont fait.
Suite à un argument soigneusement élaboré, elle conclut qu’aux années 1660 authors of literature high and low joined forces with those producing popular engravings to suggest that women’s capacity for violence posed a widespread threat that could only be stopped if all French women’s heads could be ‘corrected’. Il est cependant possible de problématiser autrement la parution de Lustucru sur la scène. Dans Opérateur céphalique, la première gravure de la série publiée en 1659, ce sont des épouses qui sont décapitées, un acte justifié par des plaintes des maris que l’on trouve dans la polémique misogame au moins depuis le Moyen Âge. Dans le texte en bas de l’image, sont  reforgées 
les testes de femmes Accariastres, Bigeardes, Criardes, Diablesses, Enragées, Fantasques, Glorieuses, Hargneuses, Insupportables, Lunatiques, Meschantes, Noiseuses, Obstinées, Pigriesches, Revesches, Sottes, Testues, Volontaires…
DeJean consacre douze pages de son article aux amazones depuis Mme de Saint Baslemont aux années 1640, en passant par les Frondeuses, mais dans cette gravure il ne s’agit ni l’usurpation du pouvoir militaire ni du mouvement précieux. En situant les gravures des années 1660 dans le contexte des critiques du mariage, on constate l’existence non pas d’une convergence mais d’une divergence entre le monde des lettres des années 1660 et ces images populaires, facilement mises en circulation, et qui se vendaient dans les librairies et peut-être dans la rue pour des prix modiques. Il est à noter que ce n’est qu’aux années 1630 que la production et la distribution des gravures commencent à se développer au point où elles paraissent en dehors des livres illustrés – et c’est précisément dans cette décennie où on peut marquer un tournant dans la production textuelle au sujet des maux du mariage.
Dès 1630, la parole polémique à tonalité violente évolue vers une expression de la misogynie et la misogamie plus subtile, empreinte de la nouvelle sociabilité de l’ère des salons. Linda Timmermans a souligné la floraison de l’invective contre les femmes entre 1580 et 16253 ; débats, complaintes, testaments, sermons facétieux ainsi que les vers du Cabinet satyrique mettent l’accent sur l’inconstance féminine et sur la persécution des cocus par leurs épouses, des mégères sans retenue4. Ces documents font souvent appel à la nécessité d’une correction du comportement féminin à l’aide de Martin Bâton. Je propose que les gravures au sujet du mariage des années 1660 représentent la suite de cette concentration de textes misogynes et misogames du premier XVIIe siècle, car après 1630 environ, à quelques exceptions près, le monde des lettres ne s’exprime plus au sujet du mariage avec le même genre de violence verbale.
Je présente à l’appui de cette prise de position une dizaine d’années de recherches sur les différents genres de textes relatifs au mariage : les traités religieux, médico-juridiques et mondains et aussi les textes. Dans la première étape de la construction de cette anthologie, l’accent a été mis sur la prise de parole polémique, qui se concentre sur les trois premières décennies du siècle, comme Timmermans l’a constaté pour la misogynie en général. Pour citer Gilles Declercq, le polémique nous confronte […] au visage le plus violent du pouvoir : […] cette force irrépressible qui pousse à avoir raison de l’autre, à assurer son emprise sur lui, à le soumettre, à l’effacer si nécessaire5. Les paroles et les gestes de Lustucru, les autres gravures du deuxième tiers du siècle, aussi bien que les textes du début du siècle constituent les sites de la performance de la polémique misogame dans ce sens.
Pour renforcer le lien entre la série Lustucru et ces textes d’avant 1630, regardons deux d’entre les contributions les plus originales et les plus développées, et qui font appel aux savoirs de la Renaissance pour renouveler la critique du mariage, en dépassant la tradition médiévale dont les thèmes inspirent la majorité des satiristes de la même période. Dans La Forest nuptiale du Sieur de Cholières (1600), on voit l’influence des récits de voyage, et dans la Satyre Ménippée contre les femmes. Sur les poignantes traverses et incommoditez du mariage de Thomas Sonnet de Courval (1608), il s’agit de la médecine savante.
Chez Cholières, les pays lointains sont évoqués dans un exposé des usages nuptiaux, anciens et modernes, qui s’accompagne de diatribes contre les méfaits des époux – et surtout des épouses – en France6. Cholières commence par décrire le mariage chrétien idéal, mais il constate que les Français ont retenu le masque de mariage et l’ont affeublé du manteau de paillardise. En effet, la sexualité est sa préoccupation principale, et il insiste sur les corps des femmes comme l’obstacle principal à l’idéal et à l’idylle proposés. Dans certains pays on a trouvé le moyen de dominer les tendances naturellement lubriques de la femme grâce à une punition prophylactique. Chez les Narsingueens par exemple, les jeunes fiancées sont suspendues à l’aide de deux crocs insérés dans leur chaire au niveau de la ceinture, elles sont haussées par une grue, et pendant que le sang coule, elles doivent de visage joyeux chanter et jeter des oranges devant le futur époux et ses parents (p. 82). Cholières termine cette anecdote avec un contraste instructif :
Si toutes nos fringuantes, qui ont si grande envie de sçavoir aux despens de leur pucellage que c’est de s’acoupler avec le masle, estoient assubietties à la rigueur d’une telle loy … i’en tiens la plus-part si doüillettes qu’elles aimeroient mieux estre filles toute leur vie, qu’avec une si mal plaisante ceremonie commencer leurs nopçages… 
(p. 83)
Les Indes sont la source d’inspiration pour Lustucru également. Revenons à Opérateur céphalique, où nous apprenons que Maître Lustucru a un secret admirable, qu’il a apporté de Madagascar ; comme chez Cholières, les pratiques étrangères sont à mettre au profit de la France. Le vaisseau au fond est plein de têtes venues d’ailleurs dans le monde ; Lustucru a établi un commerce international important, selon les vers en haut de l’image :
Nostre boutique aussi n’est point jamais déserte,
L’on y voit aborder de toutes nations
Toutes sortes d’estats et de conditions.
Dans cette gravure comme dans les deux versions du Massacre de Lustucru, la réciprocité du commerce est souligné : on voit des bâtiments pleins de têtes de remplacement, importées de pays où les cerveaux n’ont pas été gâtées par la société mondaine de Paris. Le seul lieu précis évoqué est Madagascar, la première colonie fondée après la création de la Compagnie Royale des Indes en 16647, mais cette référence aux années 1660 ne diminue pas les échos entre la contribution de Cholières et ces gravures : dans les deux cas, les nouvelles perspectives possibles grâce l’exploration du monde deviennent les instruments d’une misogamie particulièrement violente, pour laquelle ces nouveaux savoirs servent de palier d’élan.
Un dernier détail à noter dans Opérateur céphalique (en bas) est que Lustucru arrive à reforger et repolir ces têtes sans faire mal ny douleur, ce qui va à l’encontre de la violence mise en scène. L’idée que Lustucru va faire du bien aux femmes illustre le côté fantasmatique de ces images. C’est la violence des rêves, ou des cauchemars, malgré l’association de Lustucru à la farce, et les commentaires des critiques littéraires depuis le XIXe siècle qui trouvent les gravures amusantes ; Cholières lui aussi donnait un ton facétieux à son tour du monde nuptial, comme l’emploi du mot plaisante le souligne dans son sous-titre (varieté bigarree, non moins emerveillable que plaisante, de divers mariages, selon qu’ils sont observez & pratiquez par plusieurs peuples & nations estranges). Mais ce genre de plaisanterie brutale en matière de mariage disparaît des lettres françaises à la fin des années 1620. On peut considérer que la Satyre ménipée de Sonnet de Courval représente le dernier souffle de la polémique misogame, jusqu’à la Satire X de Boileau.
Le succès éditorial de La Satyre ménippée sur les poignantes traverses et incommoditez du mariage dépasse de loin celui de l’ouvrage de Cholières : cinq rééditions entre 1608 et 1623, elle est publiée sous forme élargie dans ses Œuvres satyriques en 1622 et en 1627. Sonnet est médecin, et sa satire est caractérisée par un regard clinique8. Selon Sonnet, la théorie des humeurs explique l’échec inévitable de beaucoup de ménages, mais dans les couples mal assortis qu’il décrit, c’est la femme qui a tort9. L’autre volet de l’attaque de Sonnet nous intéresse plus dans la mesure où le corps de la femme est violemment dénigré. Il s’agit des maladies vénériennes dont les femmes ont la responsabilité exclusive10 ; le résultat des contacts avec les cuisans fourneaux du sexe féminin est cent afflictions reliés au syphilis, et soigneusement énumérées par le médecin11.
La décapitation ne fait pas partie des fantasmes du médecin, qui se manifestent dans la comparaison des parties génitales féminines à divers animaux (un crocodile, un poisson monstrueux, un serpent, un chat, un singe…)12. Ce sont des bêtes dangereuses qu’il faudrait exterminer, mais que faire devant l’impossibilité d’extirper la maladie et avec elle le vice du corps des femmes? Là où Sonnet reste frustré, Lustucru intervient, bien que l’opérateur céphalique ne paraisse pas se soucier du sexe de l’épouse. La mise en scène d’une intervention gynécologique serait en effet difficile à imaginer ; on voit des fesses (La Femme qui fouette son mari), mais pas des sexes. Toujours est-il que des allusions sexuelles existent dans la série Lustucru ; la devise de notre opérateur est Femme sans tête, tout en est bon13. Sans mentionner la possibilité d’une référence aux relations sexuelles, DeJean interprète cette expression comme le désir de dévorer la femme une fois que l’on n’a plus à faire avec ses mauvaises pensées et sa mauvaise langue : tout en est bon se trouvait à l’enseigne des bouchers ou des charcutiers. Il n’est pourtant pas nécessaire de parler en termes strictement anthropophagiques si on estime que la satisfaction de l’appétit sexuel est le but des époux des femmes sans tête. La satisfaction licite du désir est après tout le deuxième justificatif du mariage catholique, un fait souvent discuté dans les traités religieux sur le mariage à l’époque ; les maris seraient tout à fait dans leurs droits selon la doctrine de la dette conjugal de demander accès au corps de leurs femmes, qui aurait pu leur être refusé dans le cas des précieuses – ce qui renforce le lien établi par DeJean entre Lustucru et un mouvement de réaction contre la préciosité.
Sans nier la possibilité d’un tel lien, il est clair que le corpus de textes que j’associe à la polémique misogame cesse de se renouveler après 1630. La critique du mariage continue, mais le discours perd la véhémence reliée la violence physique. Quand DeJean dit que authors of literature high and low joined forces with those producing popular engravings aux années 1660, elle fait allusion à seulement deux textes émanant du monde des lettres, dont ni l’un ni l’autre n’est publié dans cette décennie. Il s’agit d’Épigone de l’Abbé de Pure (1659) et la Satire X de Boileau (1694). Le cas d’Épigone est intéressant à cause d’un épisode de décapitation, mais ce roman ne fait pas partie de la polémique misogame – la subtilité et l’ambiguïté des propos de Michel de Pure sont loin de la vitupération d’un Cholières ou d’un Sonnet de Courval. La satire de Boileau fut publiée trente ans après la parution et la quasi-disparition du phénomène Lustucru, qui ne dure qu’une dizaine d’années. Qui plus est, la réception de la satire aux années 1690 est loin d’obtenir l’approbation généralisée de la République des lettres14.
2) La polémique misogame disparaît, mais la représentation de son esprit violent, brutal même, dure encore quelques années dans les gravures. Dès les années 1630, on a un exemple qui annonce la série Lustucru : Le Fournau de Jean Tangous. Notez l’orthographe de son nom en bas, Jean Trangous, et puis au fond à gauche, Jentre engous. Le phénomène Lustucru s’inspire visiblement de cette image qui date de 1635 ; les gravures reprennent le discours polémique en matière de mariage et le rend opératoire jusqu’au dernier quart du siècle.
Il y a entre 1640 et 1675 environ d’autres séries de gravures qui dépeignent la vie conjugale comme le site de beaucoup de violence physique : le couple se bat entre eux. Pour considérer un thématique moins banal, j’aimerais considérer deux gravures qui font la réplique à l’opérateur céphalique. Dans L’Invention des femmes (1), il s’agit encore une fois d’enlever la méchanceté, cette fois de la tête des époux, grâce à une intervention plus délicate que celle du forgeron : une vivisection. La violence et le chaos que l’on voit dans les gravures relatives à Lustucru vont en diminuant : cette intervention a lieu sous des conditions tout à fait bien ordonnées, avec l’approbation apparente des maris. « Monsieur ne l’épargnez pas, incisélez-le bien avant à celle fin qu’il ne me batte plus » la femme implore-t-elle. Dans une autre gravure sortie elle aussi de l’atelier de Jacques Lagniet, cette annonce d’une possible fin des hostilités est encore plus prononcée. Notez la première strophe en bas de l’Invention des femmes (2) :
Icy les femmes désolées
Ne peuvent être consolées
Et font voir qu’elles ont raison
Lors que leurs maris les rebutent
De chercher de la guérison
Au mal dont ils les persécutent.
Il n’est pas question de bagarres ; elles ne demandent qu’un ménage sain, guéri du mal des conflits conjugaux. Les derniers vers insistent pourtant sur le peu de sérieux auquel cette solution doit être pris :
Mais quoy, Jodelet15 que voilà
Dit que les hommes ont la gloire
De se moquer bien de cela.
Adoucissement de la violence – et ironie : c’est un capitaine de vaisseau et ses matelots qui viennent selon la note 1 de la gravure se faire ôter la méchanceté de leur tête. Le secret arrivé de Madagascar semble se retourner contre eux. Un certain équilibre entre mari et femme s’établit, et qui distancie ces images de la série Lustucru auquel elles sont manifestement liées16. On peut voir une évolution dans ces gravures conforme à celle qui avait lieu dans les textes au sujet du mariage : la misogynie, qui est toujours présente dans la polémique misogame, est remplacée par une problématisation de l’institution du mariage.
Cette évolution se montre de façon plus claire à partir de 1670 ; Chacun a le sien (Le fardeau du menage) (1712) en fournit un excellent exemple. Après 1680, la bienséance règne ; le corps n’est que très rarement attaqué. Il y a une forte tendance à mettre l’accent sur les peines encourues par l’époux et par l’épouse, comme c’est le cas dans Le bon ménage (1702). Alors pour terminer j’aimerais souligner combien la satire de Boileau est exceptionnelle aux années 169017. Vu sa reprise des thèmes typiques de la misogynie médiévale, et surtout son accent sur le corps de la femme, le nombre de critiques que son texte a inspiré n’est pas étonnant. La misogynie et la misogamie ne forment plus un couple étroitement uni à la fin du siècle.

Sources

  • Boileau (Nicolas Despréaux de), Oeuvres complètes, éd. Françoise Escal (Bibl. de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1966.
  • Du Bosc (Jacques), La Femme héroïque ou les héroïnes comparées avec les héros en toute sorte de vertus, Paris, A. de Sommaville et A. Courbé, 1645.
  • Le Moyne (Pierre), La Galerie des femmes fortes, Paris, Antoine de Sommaville, 1647.
  • Pure (Michel de), Épigone, histoire du siècle futur (1659), éd. Lise Leibacher-Ouvrard et Daniel Maher Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005.

Études citées

  • Beaumont-Maillet (Laure), La Guerre des sexes, XVe-XIXe siècles, Les albums du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale, Paris, Albin Michel, 1984.
  • Beaupaire (Edmond), A propos de la rue de la Femme-sans-Tête, La Cité, janvier 1911, pp. 5-17
  • Coste (Joël), Un Regard médical sur la société française à l’époque d’Henri IV et de Marie de Médicis. Thomas Sonnet de Courval (1577-1627), gentilhomme normand et médecin satirique, XVIIe siècle, no 239, 60e année, no 2-2008, pp. 339-361.
  • Declercq (Gilles), Rhétorique et polémique dans La Parole polémique, Études réunies par G. Declercq, M. Murat et J. Dangel, Paris, Honoré Champion, 2003, pp. 17-21.
  • DeJean (Joan), Violent Women and Violence against Women : Representing the ‘Strong’ Woman in Early Modern France, Signs : Journal of Women in Culture and Society, 29.1, 2003, pp. 117-147. JSTOR. Internet. 9 August 2009.

Bibliographie

  • Mercier (Alain), Le Tombeau de la mélancolie : littérature et facétie sous Louis XIII : avec une bibliographie critique des éditions facétieuses parues de 1610 à 1643, 2 vols., Paris, Champion, 2005.
  • Timmermans (Linda), L’Accès des femmes à la culture (1598-1715) : Un débat d’idées de Saint François de Sales à la Marquise de Lambert, Bibliothèque Littéraire de la Renaissance, série 3, tome XXVI, Paris, Champion, 1993.

Notes

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